Ce que je vais vous rapporter dans le présent témoignage va probablement vous sembler étrange, moi-même ayant encore parfois du mal à y croire et pourtant…
Quoiqu’il en soit, il me semble absolument nécessaire de le partager de façon à ouvrir le débat.
Car si jamais quelqu’un d’autre, passant par là et me lisant, se souvient d’avoir vécu ou entendu parler d’une expérience similaire, la possibilité d’ouvrir un champ de recherche s’offrirait qui sait à la science.
Avez-vous déjà remarqué que le changement d’un état à un autre est toujours un passage un peu sensible et délicat qui induit des modifications plus amples que le simple changement d’état lui-même ?
Nous savons tous par exemple que l’élément « eau », qui passe de l’état liquide à l’état gazeux, produit du froid. Que la pression exercée sur elle fait baisser son degré de solidification.
Nous observons des codes de société différents d’un état à l’autre, états séparés par des frontières géographiques, linguistiques, culturelles.
Et bien, ce fin passage entre les états s’applique aussi à ceux de « veille » et de « sommeil ». Un changement d’état inducteur d’une modification de conscience suffisante pour accéder à des situations totalement imprévisibles et surprenantes. Il suffit de se souvenir d’Alice qui, prise d’un état d’ennui semi-comateux, découvrit alors le pays des merveilles.
Si je vous raconte ça, c’est qu’un soir, épuisée par une journée chargée, alors que je rédigeais un courrier de réclamation à un client régulièrement en retard de paiement, je fus saisie d’un état soporifique tel que mon esprit s’offrit une échappée belle incontrôlée, regard flottant, yeux dans le vide. J’avais posé sur le bureau, devant moi, le gros Robert illustré d’aujourd’hui en couleur, un peu vieillissant, ouvert à la page des « Cy » où je venais de vérifier l’orthographe d’un mot.
La scène dont je fus témoin alors me laisse à ce point encore si perplexe que vous me pardonnerez j’espère les confusions dont ce récit souffrira sans doute par endroit. Car du fond de cette bienheureuse léthargie dans laquelle je baignais, une voix soudain s’éleva de nulle part en s’exprimant ainsi :
« Ce n’est pas exactement comme cela que je me serais écrit ! Est-il possible que Robert se soit trompé d’orthographe ? Il serait bon que je lui en parle directement !
Ohé, Robert ! Ohé, répond-moi, ohé ! Je sais que tu m’entends !
Mais il est où, encore, celui-là ? »
J’ai entendu gronder un : « Silence, on dort !», puis plus rien.
C’est à ce moment là que j’ai remarqué que le dictionnaire s’auto-feuilletait. Il s’arrêta sur les lettres « Pen » et ne bougea plus.
Le silence revenu, le mot « ronflement » le brisa en se mettant à ronfler. Puis, je devinai, à peine perceptible, comme un léger bruit d’étoffe. Enfin, je retombai dans ma torpeur.
« Aïe ! Pfff ! Ça ne va pas se passer comme ça hé-ho ! »
Je sursautai à nouveau. Cette fois, c’était le mot « tissu » qui venait de protester vivement.
Maintenant bien réveillée, je pouvais voir les mots fuser hors du dictionnaire, hors d’eux. « Aiguille » était relié à « fil », les deux tenus par le prénom « Pénélope » qui lui-même faisait face à « tissu » et « cadre ». Visiblement, le mot « tissu » refusait de se laisser piquer par le mot « aiguille ».
Le prénom « Robert » s’est alors déplié comme un vêtement, a enrobé les mots hors d’eux et hors du petit Prénom, puis est allé les remettre à leur place.
Il avait l’air d’un Prénom passablement agacé. Il a grommelé : « Si vous ne restez pas tranquilles, je vous préviens, je referme et vous allez voir ce que ça fait d’être coincé dans votre page entre vos deux voisins. »
« Tissu », placé devant « Titan », préféra défroisser ses plis sans rien dire. Une fronce noire lui ridait l’ourlet. Il savait aussi que le mot « Robert » en avait une sacrée paire, et que constituant à ses heures celui de « robe », il choisit de s’économiser. Ce qui permit à « aiguille » et « fil » d’aller se ranger entre une manœuvre de chemin de fer et une direction pour le premier, une silhouette et des filaments pour l’autre.
Mais je n’étais pas arrivée au bout de mes surprises.
C’est à ce moment là que le mot « Cyclone » se mit à siffler entre ses consonnes « que le voisinage laissait décidément de plus en plus à désirer », puis il claqua un « C » majuscule violemment, laissant traîner derrière lui un immense silence, blanc comme le blanc de l’œil du cyclope dont le mot s’injecta de rouge en un éclair. J’ai vu le mot « colère » surgir, il était trop tard pour calmer tout ça, « coléoptère » dérangé alluma ses élytres dorés. Sur la même page, le portrait de Colette peint par Gisèle Freund, se détacha. Nous étions exactement à la page 295, et je me suis demandée si tout cela avait réellement existé. Là où j’ai commencé à douter de ma raison fut quand une arche de mots s’est élevée au dessus du gros mot « volume » appuyé sur une pile rangée par ordre alphabétique. La phrase disait un truc comme : « nous sommes une chaîne, nos éléments s’attachent, nous enfermons, nous libérons, nous avons le pouvoir de détruire ou de protéger, de faire la nuit ou la lumière, choisis-nous bien et tu seras libre.»
Je me souviens avoir tenté de passer ma tête sous l’arche pour regarder de l’autre côté, m’être cognée au mot « réveil », avoir découvert le mot « bosse » planté sur mon front comme un bouton de rose.
Depuis, les mots de tête ne cessent de crépiter dans mes circuits.
Alors j’ai repris le B.A. ba de mon dictionnaire et je suis tombée sur « ballon », j’ai glissé pour en faire un « ballet », me suis amusée avec eux. Depuis, je joue du mot comme d’autres se jouent d’eux. Le mot « merci » est venu me claquer la bise et j’ai compris que Robert en pinçait pour lui.
Quelle drôle d’aventure !
En tout cas, il paraît qu’il vaut mieux en éviter certains. A moins de savoir bricoler et de leur faire dire exactement ce qu’on veut, quels qu’ils soient. Aussi, lorsque je croise le mot « malédiction », je lui envoie le mot « chance » pour s’occuper de lui afin de retourner sa condamnation en merveilleux malheur.
Et pour finir, « Alice », qui n’était pas à la page 35, m’a fait un petit clin d’œil pour me faire comprendre qu’elle s’était encore bien amusée. J’ai vu « trembler » se rapprocher discrètement de « lapin » mais il était trop tard, « chute » était déjà là.
Alors, lecteurs, si vous avez comme moi entendu les mots se chamailler, et si « Robert » est encore de votre monde, venez me donner quelques nouvelles de ceux avec qui vous avez fait connaissance.
Je vous en serai éternellement

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