Eros et Psyché, une histoire où l’amour triomphe
Les histoires d’amour qui hantent les romans depuis des siècles, prennent leurs sources dans les récits mythiques. Aphrodite, Déesse de l’amour, y joue un rôle plus ou moins direct, toujours passionnel, mettant l’accent sur son exigence de pouvoir sur les cœurs et les désirs.
Les mythes présentent aussi des thèmes fantasmatiques intemporels. Enlèvement, rapt, amour les yeux bandés, vulnérabilité de l’amant ou de l’amante, dangerosité de la femme, transgression de l’interdit, tout est déjà là, prêt à franchir allègrement les siècles…
Psyché, qui signifie « âme » en grec ancien, est représentée sous les traits d’une ravissante jeune fille munie d’ailes de papillon, un peu à la manière dont on représente les fées dans les contes anglo-saxons. Voici son histoire, d’après le poète Latin Apulée (Métamorphoses IV).
Eros et psyché
Il y a bien, bien longtemps vivaient une reine et un roi qui avaient trois filles. L’aînée était belle, la seconde encore plus, quant à la troisième, elle était plus ravissante que les astres du ciel. Elle s’appelait Psyché.
Les gens venaient de pays très lointains, traversaient des mers, escaladaient des montagnes dans le seul but de l’admirer. Lorsqu’elle sortait du palais, ils la regardaient avec émerveillement et s’écriaient :
«C’est la déesse de la beauté et de l’amour, Aphrodite, qui a quitté l’Olympe pour venir nous voir. Aucun enfant de parents humains ne pourrait être aussi belle,» disaient les uns.
«Oh non,» prétendaient d’autres, «ce n’est pas la divine Aphrodite. C’est une nouvelle déesse qui la surpasse en beauté et en puissance. »
Et ils se prosternaient, l’adoraient, lui offraient des sacrifices. Lorsque Psyché marchait dans la rue, celle-ci s’animait comme pour une fête et son chemin était jonché de fleurs.
Pendant ce temps les temples consacrés à Aphrodite étaient désertés par les fidèles. Les araignées y tissaient leur toile, la cendre sur les autels était depuis longtemps refroidie et personne n’immolait plus de victimes à la déesse déchue. Les marches des sanctuaires se recouvraient peu à peu de mousse et de mauvaises herbes. Tous étaient occupés à adorer Psyché et oubliaient Aphrodite.
Voyant sa renommée en péril, celle-ci ne put supporter une telle humiliation et convoqua son fils, Eros, pour l’aider à punir la folle princesse. Le fils ailé de la déesse s’envola aussitôt pour la rejoindre. Sa main droite tenait un arc et il portait sur son dos un carquois rempli de flèches. Celles-ci, bien qu’invisibles à l’œil humain, atteignaient à coup sûr la victime choisie et la blessaient d’amour. Or l’amour, s’il procurait à certains un bonheur ineffable, pouvait être aussi source de grands malheurs.
« Mon enfant, » dit Aphrodite, «il y a sur la terre une princesse du nom de Psyché. Elle est assez impudente pour se permettre de se faire adorer telle une déesse. Tu vas m’aider à la châtier en transperçant son cœur d’une flèche. Mais celle-ci ne doit pas lui apporter la joie, bien au contraire. Je veux quelle épouse l’homme le plus mauvais qu’elle pourra rencontrer. Personne ne s’occupera plus d’elle lorsqu’elle sera malheureuse et humiliée. Le feu sacré s’élèvera à nouveau sur mes autels et le parfum des sacrifices s’élèvera jusqu’aux cieux. »
Eros acquiesça et s’envola pour accomplir la volonté maternelle. Il se cacha au sommet d’un arbre devant le palais royal et prit une flèche dans son carquois. Tout autour de la demeure seigneuriale s’étaient rassemblés des pèlerins qui attendaient la sortie de la ravissante princesse.
Elle apparut bientôt, rayonnante de beauté comme un arc-en-ciel. La main d’Eros qui tenait l’arc retomba et il regarda Psyché avec admiration. Puis il remit la flèche dans le carquois et s’envola. C’était la première fois qu’il désobéissait à sa mère Aphrodite.
Or, bien qu’elle soit révérée par tous, Psyché n’était pas heureuse. Ses sœurs, moins jolies qu’elle, étaient déjà mariées et étaient parties avec leurs époux. Mais personne n’osait faire la cour à une si jolie princesse.
Aussi le roi pensait-il que c’était là une punition des dieux, et c’est pourquoi il demanda à l’oracle ce qu’il fallait faire.
Voici ce qui lui fut répondu :
«Habille Psyché de vêtements funéraires, ce sera sa parure de mariage. Emmène-la au sommet de la falaise qui est derrière le palais. C’est là que son fiancé viendra la chercher : ce n’est pas un être humain et il sait des choses terribles. »
C’est en pleurant que le roi accueillit cette prédiction. Sa fille préférée n’était donc pas née pour l’amour humain et un monstre allait s’en emparer sur la falaise! Pourtant il n’osa pas désobéir à la volonté des dieux.
Il prépara donc une fête funèbre, convoqua des musiciens et leur ordonna de jouer leurs airs les plus tristes, puis il vêtit sa fille comme s’il allait l’enterrer. Lorsque la lumière des torches se fut éteinte et que le silence fut revenu, Psyché sortit du palais pour la dernière fois.
Le roi, la reine et tout le peuple, en larmes, l’accompagnèrent jusqu’à l’endroit fatal.
Elle gravit la falaise seule et s’assit en pleurant d’angoisse tandis qu’un gros nuage noir l’enveloppait. C’est alors que Zéphyr, le vent d’Ouest, repoussa soudain la nuée et, prenant tendrement la princesse dans ses bras, la fit descendre dans une vallée embaumée parsemée de fleurs et d’herbes veloutées. Il essuya ses larmes et Psyché regarda autour d’elle.
Elle vit un bois dont les arbres murmuraient doucement et une source limpide qui scintillait dans leur ombre. Non loin de là s’élevait un somptueux palais aux murs d’argent et au toit fait d’or et d’ivoire.
La jeune fille s’en approcha timidement. Les grandes portes étaient ouvertes et laissaient apercevoir les rayons multicolores des parquets, incrustés de pierres précieuses.
«Qui donc peut habiter un palais aussi splendide?» se demandait Psyché. Elle gravit la première marche de l’escalier, puis la seconde, puis la troisième. Rassurée, elle courut jusqu’en haut du perron risqua un coup d’œil à l’intérieur et entra dans la demeure.
Elle traversa plusieurs pièces vides sans apercevoir âme qui vive et, tandis qu’elle admirait les vases précieux et les statues de marbre, elle entendit la voix d’un être invisible :
«Sois la bienvenue dans mon domaine, Psyché. Tout ce que tu vois t’appartient aussi à partir d’aujourd’hui. Si tu as le moindre désir exprime-le et mes serviteurs se feront une joie de l’accomplir.»
La princesse souhaita prendre un bain, et aussitôt elle fut transportée dans un bassin d’eau parfumée. Après quoi elle trouva une table couverte des mets et des boissons les plus raffinés. Lorsqu’elle eut fini de dîner, un chanteur et des musiciens invisibles la surprirent et la charmèrent. Elle écouta les douces mélodies jusqu’à ce que ses yeux se ferment de fatigue. Alors elle trouva dans la pièce suivante un lit accueillant.
Elle se coucha, épuisée, mais ne put s’endormir tant elle était intriguée par le merveilleux palais et par l’époux promis par l’oracle. Puis elle pensa à ses parents, qui devaient être fort inquiets.
L’obscurité tomba, et ce fut la nuit. Dans le noir elle entendit le bruit d’une respiration : quelqu’un qu’elle ne pouvait pas voir s’approchait de sa couche, et lorsqu’il fut tout près d’elle il lui adressa la parole :
«Je suis ton mari, Psyché. N’aie pas peur de moi. Tu ne manqueras de rien. Mes serviteurs invisibles s’occuperont de tout. Mais tu ne devras jamais apercevoir mon visage. C’est pour cela que je te rejoindrai seulement le soir et ce n’est que dans l’ombre que tu pourras me parler.»
La voix de l’étrange époux était si charmante et si tranquille que la princesse cessa d’avoir peur. Elle promit qu’elle n’essaierait pas de voir son mari et qu’elle lui serait fidèle.
Pendant des journées entières Psyché vécut toute seule.
Elle parcourait la riche demeure, et la seule joie qu’elle connaissait était de rencontrer son époux la nuit.
Le roi et la reine auraient aimé avoir des nouvelles de leur fille. Ils se remémoraient l’affreux présage et supposaient qu’elle avait dû être emportée par un dragon. Ses sœurs, qui avaient entendu parler du triste destin de leur cadette, étaient venues réconforter leurs parents.
Ce soir-là, le mari inconnu dit à Psyché
« Ma chérie, un grand danger te guette demain tes sœurs graviront la falaise et se mettront à t’appeler en pleurant et en gémissant. Sans doute tu les entendras, mais il ne faut absolument pas que tu leur répondes.»
La jeune femme se souvint alors de son pays natal. Elle se mit à verser d’abondantes larmes et supplia son époux de lui permettre d’inviter ses sœurs.
Elle leur dirait qu’elle allait bien, et ainsi son père et sa mère seraient rassurés sur son sort.
Elle insista tellement qu’à la fin son mari céda. Il lui permit même de leur faire des cadeaux, mais lui défendit de dire la vérité à son sujet.
Psyché le remercia et lui renouvela sa promesse de ne pas parler de l’invisible étranger. Elle avait hâte d’être au lendemain et de revoir ses sœurs après une aussi longue séparation.
Le jour se leva enfin. Les sœurs demandèrent le chemin qui menait en haut de la falaise et allèrent jusqu’au sommet. Là, elles se mirent à gémir, à se lamenter, et à appeler Psyché par son nom. Celle-ci les entendit et envoya le vent d’Ouest pour qu’il les ramène au palais. Zéphyr étendit ses ailes translucides et les fit descendre toutes les deux dans la vallée.
La jeune princesse les embrassa en riant gaiement, les assourdissant de questions et de bavardages. Les sœurs se réjouirent de même, mais devant la magnifique demeure, elles n’eurent qu’un sourire. Et lorsque leur cadette leur eut fait visiter les chambres aux boiseries incrustées de pierres précieuses, elles cessèrent même de sourire. Psyché ordonna à ses serviteurs invisibles de préparer un bain et de dresser les tables.
Les sœurs se baignèrent, goûtèrent des mets qu’elles n’avaient jamais mangé et burent des breuvages qu’elles n’avaient jamais bu.
Pâles d’envie, elles demandèrent :
«Et quand nous montreras-tu ton mari ?»
La princesse, se souvenant des recommandations de son époux ne répondit pas. Mais les jalouses la pressèrent de questions, se moquant d’elle et voulant la forcer à parler.
Psyché, souhaitant éviter la suite de l’interrogatoire, leur dit la première chose qui lui vint à l’esprit :
«Il est jeune et passe ses journées à la chasse, c’est pourquoi vous ne pourrez pas le voir.»
Puis elle se hâta de leur distribuer de l’or et des pierres précieuses, et appela Zéphyr pour qu’il les ramène sur la terre.
Les sœurs emportèrent ces riches présents, mais ceux-ci ne leur procurèrent aucun plaisir.
Elles enviaient leur cadette, et leur jalousie était amère. L’aînée exprima ainsi sa vilaine pensée :
«Je me demande si Psyché mérite de vivre dans un tel luxe et d’être servie par des serviteurs invisibles comme si elle était une déesse. Et moi, qu’ai-je donc ? Un misérable mari. Il pèse la moindre obole dix fois avant de la donner et il est tellement avare qu’il serait heureux de voir les poutres pourrir au-dessus de sa tête plutôt que d’en mettre des neuves.»
«Et que dis-tu du mien? » rétorqua la seconde. « Il est vieux et malade. jamais il ne va chasser. La maison tout entière sent les médicaments et les tisanes. Psyché, elle, est entourée de la suave odeur d’huiles et de parfums coûteux. Ne sommes-nous pas plus âgées qu’elle ? De quel droit aurait-elle tout et nous rien ? Nous ferions bien de ne pas raconter à nos parents ce que nous avons vu : pourquoi devrions-nous répandre l’histoire de son bonheur ? »
Ayant convenu de dissimuler ce qu’elles avaient appris, les sœurs rentrèrent au palais royal en faisant semblant de ne pas avoir retrouvé leur malheureuse cadette.
Dans le secret de leurs cœurs, elles ne pensaient qu’à faire du mal à la pauvre Psyché.
Celle-ci était très heureuse d’avoir résisté aux questions et de n’avoir pas dévoilé son secret. Lorsque l’obscurité fut venue, elle entendit à nouveau la voix de son époux qui la félicita de son silence.
Mais il ajouta tristement
«Je me demande quand même si tu ne me trahiras pas à la seconde entrevue. Tes aînées t’envient et elles reviendront sûrement. Ne leur parle pas de ton mari et n’espère pas savoir qui je suis. Si tu me voyais une seule fois, tu me perdrais pour toujours et nous ne serions plus jamais réunis.»
Une fois encore Psyché renouvela sa promesse. Ainsi que l’avait prédit l’inconnu, les envieuses créatures revinrent bientôt. Sans même attendre Zéphyr, elles se jetèrent dans le vide où le vent d’Ouest les rattrapa. Il les déposa à nouveau sur la prairie devant le palais.
Psyché les reçut avec joie, les fit souper et leur donna des cadeaux. Les sœurs se mirent à bavarder en racontant ce qui se passait sur terre.
«Tu aurais dû voir nos parents,» mentaient-elles. «Comme ils étaient contents de ton bonheur! Et qui est son mari ? nous demandaient-ils. Nous ne l’avons pas vu, Psyché ne nous le montrera pas avant notre prochaine visite.»
Oubliant l’histoire qu’elle avait inventée, la princesse s’écria
«Mais il n’est pas à la maison : il est assez âgé et il est toujours en voyage.» Puis elle appela immédiatement Zéphyr et lui ordonna de reconduire ses sœurs.
Lorsque celles-ci furent rentrées chez elles, l’aînée s’exclama :
«Comme c’est étrange, la dernière fois elle avait dit que son mari était jeune et, aujourd’hui, elle a dit qu’il était vieux.»
« Ou bien elle ne l’a jamais vu, » dit la seconde, « ou bien elle ment. Nous devons y retourner encore une fois pour apprendre la vérité. »
Les deux envieuses passèrent la nuit au palais de leurs parents, attendant avec impatience le jour suivant.
Le lendemain, dès l’aurore, elles coururent au sommet de la falaise et Zéphyr les emporta. Elles avaient hâte de retrouver leur cadette.
«O chère Petite sœur, ô pauvre petite Psyché !» s’écrièrent-elles en essayant de verser quelques larmes, «tu ne sais pas ce qui t’attend : sais-tu seulement qui est ton mari ? L’oracle avait dit vrai, il n’est pas un être humain comme nous mais un horrible dragon.»
La figure effrayée de la princesse la trahit. Elle n’avait donc jamais vu son mari.
Les horribles mégères soupçonnant son désarroi continuèrent leurs mensonges :
«Des bergers l’ont vu tournoyer autour de la falaise,» affirma la première.
« Il est effrayant. Un seul coup d’œil sur cette créature te rendrait malade, » renchérit la seconde.
«Lorsqu’il t’aura bien nourrie il t’avalera sûrement,» gémirent-elles ensemble. « Mais que dois-je faire ?» supplia Psyché attendant avec anxiété la réponse de ses aînées.
«N’aie pas peur, nous allons te conseiller,» dirent les sœurs en la consolant hypocritement. «Allume une lampe à huile et cache-la sous ton lit. Cache la flamme sous un vase de façon que le monstre ne la remarque pas. Dissimule aussi un couteau pointu. Lorsqu’il se sera endormi, soulève la lampe pour l’apercevoir et tranche-lui aussitôt la tête avec le poignard. De cette façon tu te libéreras de lui et ensuite nous nous occuperons de toi. Après tout, nous sommes tes plus proches parentes.»
La princesse leur exprima sa gratitude et Zéphyr les emporta.
Toute bouleversée par ces révélations, elle prépara le couteau et la lampe et attendit la nuit.
Après cette attente, qui lui parut interminable, le soleil finit enfin sa course et le palais fut à nouveau plongé dans l’obscurité.
L’époux de Psyché revint au logis, particulièrement fatigué, et sitôt couché il s’endormit.
Dès que sa respiration devint régulière, Psyché l’éclaira en tenant son arme de l’autre main. C’est alors que la lumière lui révéla l’identité de son mari… elle avait sous les yeux le fils de la déesse Aphrodite lui-même.
Ses ailes dorées scintillaient à la lueur de la flamme. Il était si beau que Psyché poussa un profond soupir. La main qui portait la lampe trembla et une goutte d’huile brûlante tomba sur l’épaule du jeune dieu. Eros fut immédiatement réveillé par la douleur et il vit sa femme penchée sur lui. Sans un mot il se leva du lit et s’envola dans la nuit.
C’est en vain que la pauvre épouse l’appela et l’implora. Un silence mortel s’était abattu sur le palais et personne ne lui répondit. La princesse sortit en courant, trébucha sur les racines et les pierres, se blessa les jambes et les bras sur les ronces. Elle chercha Eros désespérément, essayant de percevoir le bruit de ses ailes. Mais la nuit était muette.
Pendant ce temps le dieu blessé s’était réfugié chez sa mère et lui avait avoué son aventure.
« C’est bien fait pour toi, » dit Aphrodite en colère, «cela t’apprendra à m’obéir. Puisque tu n’as pas su la punir, je la punirai moi-même. »
Eros resta chez la déesse : sa brûlure lui avait causé une forte fièvre. Quant à Psyché, elle continua à errer à la recherche de son mari, tourmentée par le remords et le désir de le revoir. Elle questionna les gens dans les villes, les bergers dans les pâturages et les pêcheurs sur les côtes.
Certains hochaient la tête avec sympathie, d’autres se moquaient d’elle et tous pensaient qu’elle était devenue folle car personne n’avait jamais vu Eros, bien que ses flèches aient touché à peu près tout le monde.
Après avoir marché longtemps, la malheureuse vint trouver sa sœur aînée et lui raconta son tragique destin.
Celle-ci fit semblant de la plaindre, mais dès que l’infortunée princesse fut partie, elle courut vers la falaise, l’escalada et appela Zéphyr :
« Emmène-moi chez ton maître. Je veux être une meilleure épouse que Psyché.»
Et, disant ces mots, elle se jeta dans l’abîme. Mais le vent ne lui obéit pas et la jalouse créature fit une chute mortelle.
La pauvre Psyché fit aussi part de ses malheurs à sa seconde sœur. Elle prit une mine apitoyée, mais sitôt sa cadette disparue, elle se hâta vers le sommet de la falaise en s’écriant :
« Eros, viens prendre ta véritable femme, et toi, Zéphyr, emporte-moi ! » Aussitôt elle sauta dans le vide, et connut le même sort que son aînée.
Pendant ce temps, les serviteurs de la déesse offensée avaient retrouvé l’imprudente princesse.
« Te voici donc ! » s’écrièrent-ils. « Nous devons t’emmener chez notre maîtresse, Aphrodite. »
Psyché ne protesta pas car elle pensait ainsi revoir son mari dans sa demeure céleste. Lorsqu’ils arrivèrent au palais, Aphrodite jeta à Psyché un regard mauvais et lui dit :
«Les hommes ne-te rendent-ils plus hommage comme à une véritable divinité ? Où est le peuple qui te comblait de cadeaux et qui t’offrait des sacrifices ? Mon fils est chez moi. Je l’ai soigneusement enfermé, aussi n’espère pas le revoir. Ta folle désobéissance l’a rendu malade.»
Et la déesse ordonna à ses servantes de mélanger du froment, de l’orge, du millet, du pavot, des pois, des lentilles et des haricots. Puis elle fit asseoir sa prisonnière devant l’énorme tas des graines mélangées et dit :
«Tu vas devoir abaisser ton orgueil devant cette tâche. Trie ce tas sans te tromper, je viendrai ce soir vérifier ton travail. S’il n’est pas achevé, tu seras cruellement punie. »
Aphrodite partit et Psyché n’essaya même pas d’exécuter l’ordre de la déesse. Qui au monde aurait pu accomplir une telle tâche ? Elle vit avec chagrin tomber l’ombre du soir et se rapprocher le châtiment promis.
Mais une industrieuse petite fourmi traversa la pièce et prit la princesse en pitié. Elle alla chercher des amies et elles se partagèrent le travail. Elles vinrent tellement nombreuses que l’amas de graines disparut sous elles. Elles trièrent patiemment les semences et lorsque le soir fut venu la tâche était terminée.
En revenant d’un banquet de l’Olympe, Aphrodite, la tête couronnée de roses, vint narguer Psyché.
Quelle ne fut pas sa surprise et sa colère lorsqu’elle vit les sept tas bien rangés :
«Ne crois surtout pas que tu as gagné,» s’écria-t-elle. «Tu n’as sûrement pas fait cela toute seule. Quelqu’un a eu pitié de toi et est venu t’aider. Tant pis pour toi.»
Et elle lui lança un morceau de pain noir avant de l’enfermer à nouveau.
Le lendemain la déesse revint et, sans même regarder la jeune femme, elle ordonna :
«Vois-tu ce pré ? Des moutons y paissent et leur pelage scintille comme de l’or. Vas-y et rapporte-moi une touffe de leur laine. »
Psyché s’élança aussitôt, car la tâche qui lui était demandée lui semblait bien plus facile que la précédente. Comme elle courait le long de la rivière, les roseaux prirent pitié d’elle et lui chuchotèrent :
«Ne te dépêche pas, ma belle. Le matin, les bêtes sont farouches et elles te tueraient en te piétinant de leurs sabots. Tu ferais mieux d’attendre jusqu’à midi : les moutons font alors un petit somme et tu pourras facilement ramasser des brins de laine accrochés aux buissons. »
La princesse obéit à l’herbe et se cacha derrière un arbre. L’après-midi, profitant du sommeil du troupeau, elle ramassa la laine dorée et se hâta d’aller retrouver Aphrodite.
A sa vue, les yeux de la déesse étincelèrent.
«Ne crois pas, lui dit-elle une fois encore, «que tu as gagné : tu as à nouveau reçu de l’aide. Nous verrons bien si tu arrives à accomplir le troisième travail. Voici une coupe de cristal. Rapporte-moi dedans de l’eau de la source noire. Elle jaillit de terre là-bas, près du sommet de cette montagne.»
Psyché se hâta d’aller accomplir le souhait de la déesse. Elle escalada les roches glissantes jusqu’au sommet de la montagne de sous laquelle jaillissait la source noire.
Le désir de revoir Eros lui faisait franchir les obstacles les plus dangereux, et cet espoir, si elle arrivait à satisfaire Aphrodite, lui donnait la force de marcher à côté des précipices.
Elle s’approcha tellement de la source qu’elle pouvait entendre le grondement de l’eau se précipitant dans l’abîme. Là, elle se raidit de peur sans parvenir à faire le pas suivant. De monstrueux dragons soulevaient de terre leurs horribles gueules et regardaient Psyché de leurs yeux injectés de sang. C’est alors que de l’eau s’éleva une voix :
« Va-t’en de là ! » criait-elle. « Sois prudente sinon tu es perdue! Cours ! » Psyché se mit à pleurer amèrement. Elle avait atteint son but et à présent elle n’osait pas remplir le vase !
Son chagrin et sa souffrance émurent un aigle. Il descendit des nuages et lui dit :
«Comment as-tu pu imaginer que tu arriverais à accomplir une tâche aussi difficile ? L’eau de cette source noire tombe directement dans le monde inférieur, dans le royaume des morts, et aucun mortel ne pourra jamais en récolter la moindre goutte. Mais donne-moi ton récipient, je vais t’aider !»
La princesse tendit la coupe à l’oiseau qui la serra fermement dans son bec, plana bravement entre les monstres, récolta un peu d’eau et la rapporta à Psyché. Celle-ci remercia joyeusement l’aigle et courut rapporter son butin à Aphrodite. Sur le chemin elle prit bien garde de ne pas renverser la moindre goutte.
La déesse adressa à la jeune femme un sourire plein de fiel :
«Tu sembles vraiment être une enchanteresse bien puissante. Mais j’ai encore un travail à te demander. Prends cette petite boîte et va au royaume des ombres. Donne-la à Perséphone et demande-lui d’y mettre un peu de baume pour mon fils. Puisque tu l’as brûlé, tâche au moins de le soulager. De toute façon, ne reviens pas sans la pommade.»
C’est le cœur bien lourd que Psyché quitta le palais de la déesse.
«Seuls les morts peuvent rendre visite aux morts,» pensait-elle. «Ceux qui descendent dans les profondeurs n’en remontent jamais.»
Pourtant la princesse désirait de tout son cœur rapporter l’onguent pour guérir la blessure de son mari.
« Il devait avoir mal, » se disait-elle, « peut-être gémissait-il ? » Le sang battait à ses tempes.
Pleine de confusion, elle cherchait le chemin le plus court qui l’amènerait aux Enfers.
Dans son agitation elle courut à une tour élevée.
«Je vais sauter et la mort m’emportera immédiatement dans le royaume des défunts, » se dit-elle. Et forte de cette décision, elle se mit à gravir les marches de l’escalier.
Mais même les froides pierres peuvent s’émouvoir, et devant la détresse de Psyché la tour s’éveilla et lui parla d’une voix humaine :
«Arrête-toi, pauvre petite. Pourquoi veux-tu te détruire ? Si tu meurs, tu ne pourras plus jamais revenir dans le monde. Marche toujours vers l’Ouest jusqu’à ce que tu atteignes une grotte cachée dans des rochers noirs. Entres-y et traverse le sombre couloir qui mène aux Enfers. Mais tu ne dois pas partir les mains vides : prends avec toi deux gâteaux au miel et mets deux petites pièces d’argent dans ta bouche. Sur ta route, ne parle à personne. Jette un gâteau à Cerbère, le chien à trois têtes, et il te laissera passer. Lorsque tu auras atteint les bords du Styx, laisse Charon lui-même prendre une pièce de monnaie dans ta bouche. Le cadavre d’un vieil homme flottera sur l’eau et te suppliera, les bras tendus, de le faire monter dans ta barque. Ne fais pas attention à lui. N’aide personne sur ton chemin, tu pourrais ainsi perdre ton gâteau et plus jamais tu ne reverrais la lumière du jour. Quand Perséphone aura rempli la boite avec la pommade, ne l’ouvre pas. Rapporte-la fermée à Aphrodite. Au retour, offre une autre pièce à Charon et jette le deuxième gâteau au chien à trois têtes. Si tu suis très scrupuleusement tous mes conseils, ta mission sera couronnée de succès. »
Psyché remercia la tour et partit vers l’Ouest. De braves gens qu’elle rencontra lui donnèrent les deux gâteaux au miel et les deux petites pièces d’argent. Ainsi pourvue, elle arriva jusqu’à la grotte menant au monde inférieur. Suivant les directives de la tour, elle put revenir sur terre et son retour fut salué par le chant des oiseaux.
Le voyage se terminait bien. C’est alors que la curiosité, qui la tenaillait depuis longtemps, l’emporta.
«Si j’ouvre la boîte pour une seconde seulement, il ne m’arrivera rien,» pensa-t-elle, et aussitôt elle souleva le couvercle.
Malheureusement, ce n’était pas de l’onguent qu’il y avait dans la boîte, mais le sommeil infernal de la Mort.
A peine avait-elle entrouvert le coffret que le sommeil s’échappait et la faisait tomber à terre, telle une défunte.
Pendant ce temps, la blessure d’Eros s’était guérie et le jeune dieu commençait à s’ennuyer sans sa femme. Il la chercha partout, et la découvrit enfin, gisant sur le sol. Porté par ses ailes d’or, il se posa doucement auprès d’elle, effaça soigneusement le sommeil de la mort et le remit dans la boîte.
Puis il l’éveilla en la frappant doucement d’une flèche à l’épaule, et s’envola vers le palais de sa mère, où il voulait arriver avant le retour de Psyché. Dès qu’elle eut retrouvé ses esprits, celle-ci courut aussi rejoindre Aphrodite.
Eros supplia sa mère de pardonner à la jeune femme, mais la déesse restait inébranlable. Ce ne fut que grâce à l’intervention de Zeus qu’Aphrodite consentit à oublier l’affront dont elle voulait se venger.
Alors Zeus envoya Hermès pour qu’il ramène Psyché sur l’Olympe, et il lui tendit lui-même une coupe de nectar divin pour la rendre immortelle.
Tous les dieux assistèrent au magnifique mariage et les Muses charmèrent tous les convives de leurs chants.
Lire le mythe entre les lignes
Chaque détour de l’aventure de Psyché révèle des métaphores qui renvoient à une certaine vision du monde réel et imaginaire. Par exemple, l’acharnement de l’héroïne à vouloir retrouver son amour, et la récompense de ses efforts, évoque l’immortalité de l’âme qui triomphe des épreuves que ses erreurs ont engendrées. La curiosité de Psyché la pousse sans arrêt à commettre des fautes qui, paradoxalement, vont lui permettre d’affronter sans cesse de nouvelles épreuves, jusqu’à atteindre la « perfection »…Le personnage de Psyché est une incarnation de l’âme avec ses élans, ses contradictions, ses secrets…La Psychologie se donne pour ambition d’explorer cet univers…
L’insatiable curiosité de Psyché est aussi une métaphore du désir amoureux sans cesse en éveil qui conduit à prendre des risques…
De nombreux détails évoquent quant à eux, un lien puissant entre « aimer » et « s’abandonner aveuglément au plaisir » pour atteindre le « bonheur ». Psyché, au début de son aventure est livrée à un « monstre », elle accepte son destin et se trouve alors transportée jusqu’en un séjour paradisiaque. On peut comprendre ce récit comme une métaphore de l’accession au plaisir : s’abandonner, se laisser aller, pour mieux s’envoler vers le « 7ème ciel ! ». Un peu plus tard, elle doit accepter de s’abandonner « aveuglément » à son amant, faire confiance à ses sensations et non à ses savoirs, pour que la magie de l’amour perdure.
Lire les aventures amoureuses de la mythologie conduit le lecteur curieux à travers les chemins de traverse. C’est un retour aux sources des fantasmes qui hantent depuis lors l’imaginaire érotique.
Psyché, Eros et Aphrodite
L’inconscient, le désir et la beauté
Dans L’interprétation des rêves Freud nous dit : « L’inconscient est le psychisme lui-même et son essentielle réalité » (p. 520). Psyché est l’inconscient. Dans la Psychologie de la vie quotidienne il nous dit : « … La conception mythologique du monde qui anime jusqu’aux religions les plus modernes, n’est autre qu’une psychologie projetée dans le monde extérieur » (p. 296). Dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité il montre que « le concept de beauté a ses racines dans l’excitation sexuelle » (p. 67). Dans « Au-delà du principe de plaisir », il soutient que « la libido de nos pulsions sexuelles coïncident avec l’Eros des poètes » et « toute l’énergie de l’Eros que nous appelons libido… sert à neutraliser les tendances destructrices » (Abrégé de psychanalyse, p. 9).
Ces quelques citations nous permettent d’aborder le mythe de psyché d’une manière nouvelle et qui n’est pas sans importance puisque la psychanalyse, comme son nom l’indique, est l’analyse de Psyché.
L’histoire de Psyché est liée à deux autres personnifications des pulsions de vie : Aphrodite (la Beauté) et Eros (la libido). Aphrodite c’est le mot. Psyché, le sens et Eros ce qui les unit.
La mythologie nous rapporte que dans des temps très anciens les dieux et les hommes vivaient ensemble. Puis quand les hommes devinrent trop conscients d’eux-mêmes, notamment avec Cadmos le grand père d’Œdipe, qui institua la civilisation, les dieux renoncèrent à fréquenter les hommes.
Alors, pourquoi Zeus (la vie), le souverain suprême des dieux et des hommes, fit-il entrer Psyché dans l’Olympe ? C’est que depuis Homère, Héraclite et Hésiode, toute la mythologie, appartient au discours inconscient que l’on désigne par le nom de Psyché. Hors du discours inconscient la mythologie resterait incompréhensible. C’est Freud qui, après un long refoulement qui a duré quelque deux mille cinq cents ans, a permis de rétablir cette vérité homérique : « Psyché est la force vitale » et la force vitale est inconsciente.
Cependant, l’affaire est plus embrouillée qu’elle n’y paraît au premier abord.
Psyché
Que veut dire le mot « Psyché » ? Dans la mythologie c’est un nom propre. Dans le langage courant c’est un papillon, un miroir, c’est l’âme, c’est l’esprit. Psychique, nous disent les dictionnaires, c’est ce qui se rapporte à l’esprit et non pas à l’inconscient.
Le mot psychopathologie a été construit sur psittacisme, dérivé de psittacus, perroquet, pour désigner à l’origine un trouble du langage.
Bien qu’il y ait en grec beaucoup de nom pour désigner le souffle vital : comme anémos, le vent, d’où vient notre mot « âme » ; dianoia, l’énergie ; thumos, l’âme-sang, l’humeur, la colère, l’intelligence ; pneuma, le souffle ; éther, l’air ; eidolon, l’ombre ; phrenes, le diaphragme, siège de la pensée ; aisthèsis, la sensibilité ; ainsi que beaucoup d’autres termes encore ; les latins ont tout condensé sous le terme de psyché puis ils ont assimilé psyché à l’esprit considérant que l’esprit était la « force vitale » essentielle.
Donc, en bref, la tradition philosophique et la tradition théologique affirment toujours l’équation âme = esprit. C’est notre culture. On ne peut y revenir. Cependant lorsque nous traduisons Psyché par âme nous nous trouvons devant la difficulté suivante : s’agit-il de l’âme en tant que corps, en tant qu’esprit ou s’agit-il de l’inconscient ?
Pour vaincre cette difficulté je propose, à la lumière du nœud borroméen, de conserver le mot âme pour les philosophes et les théologiens, pour tout ce qui relève de la conscience réfléchie dans son approche matérielle ou spirituelle et de garder le mot Psyché pour désigner l’inconscient.
Psyché ou l’inconscient est un discours. Qu’est-ce qu’un discours ? Le mot discours vient de discurere, courir en tous sens, courir ça et là. Discours est un autre nom du devenir. Psyché est un discours qui échappe totalement à la conscience réfléchie bien qu’aucune conscience ne lui échappe, ni celle du corps ni celle de l’esprit.
Héraclite disait : « Psyché est un discours », un discours qui s’accroît de lui-même (frag. 10), c’est-à-dire qui se nourrit de lui-même indépendamment du corps et de l’esprit.
Ce n’est qu’à partir de Freud et de Lacan qu’on peut entendre les propositions d’Héraclite sans faire de contresens, c’est-à-dire croire erronément qu’Héraclite nous parle de l’esprit. Faute de quoi on serait obligé comme le philosophe Marcel Conche, célèbre traducteur d’Héraclite, de dire : « Il est vrai que tout est un » et « il est faux de dire que tout est un » s’excluent. Il faut choisir l’un ou l’autre. Ce que Marcel Conche soutient, en bon philosophe, c’est que le contradictoire est impossible. Or ce n’est vrai que pour le conscient mais ce n’est pas recevable pour l’inconscient. Dans l’inconscient le contradictoire est possible, comme nous le montre les rêves et comme nous le montre le langage. Nous pouvons dire par exemple, même si c’est monstrueux pour le conscient, que blanc et non blanc sont le même. Je peux prononcer la phrase : « la même chose peut à la fois être et n’être pas » ou « le vrai n’est qu’un moment du faux » etc. L’inconscient c’est ce qui est impossible pour le conscient. « Le discours dont je parle, comme le soutient Héraclite, échappe à la saisie intelligible des hommes », c’est-à-dire échappe au discours conscient.
Ces quelques remarques nous permettent d’aborder le mythe de Psyché autrement que l’ont interprété jusqu’à aujourd’hui la tradition platonicienne, philosophique et théologique, c’est-à-dire, cette fois, dans la perspective psychanalytique. Il s’agit d’une profonde modification de nos représentations.
Psyché est dite mortelle tant qu’elle ne connaît pas son désir. Ce n’est qu’après un processus remplis d’épreuves, qu’elle deviendra l’immortelle épouse d’Eros. Son histoire est une paraphrase du travail psychanalytique.
Aphrodite
Deuxième personnage du mythe
Aphrodite est la fille du ciel, Ouranos. Ouranos est le fils de la Terre Gaïa. Ouranos et Gaïa forment le premier couple de la mythologie et c’est un couple incestueux. Incestueux signifie non-castus, non pur, sale. Ouranos sera castré par Cronos, c’est-à-dire rendu limpide et propre. La castration dans l’inconscient, c’est la capacité de séparer et d’unifier, c’est ce par quoi on devient créatif, sans tache et sans souillure, déculpabilisé et serein. C’est la puissance de la parole qui engendre la satisfaction et la richesse.
Voici comment naquît Aphrodite.
Lorsque Cronos, le plus jeune des Titans, sous l’instigation de sa mère la terre, Gaia, trancha le sexe du Ciel, Ouranos, qui était à la fois son père et son frère, le membre énorme d’Ouranos tomba dans la mer. Aussitôt une écume spermatique recouvrit la cime de toutes les vagues. Et, de cette mousse, semblable à celle du champagne, naquit Aphrodite, déesse de la Beauté. Aphros signifie écume. L’écume c’est de la mousse et la mousse est une forme figurée de la richesse. Comme dans le proverbe, « ne jamais cueillir mousse », ne jamais devenir riche, ou encore « pierre qui roule n’amasse pas mousse ». La beauté s’apparente à la richesse. Il y a l’écume ou la richesse des jours, l’écume du temps, l’écume des choses. L’écume du chaos, l’écume ou la richesse du vide. Chacun de nous n’est jamais que de l’écume puisque nous ne faisons jamais qu’apparaître. L’univers tout entier n’est jamais que quelque chose qui ne fait qu’apparaître.
Mais qu’est-ce donc que la Beauté, cette « finalité sans fin » comme dit Kant. Qui est donc Aphrodite ? La Beauté est une mais elle se manifeste diversement. Il y a la beauté du printemps, il y a celle de l’été, de l’autonome, celle de l’hiver et celle de tout instant qu’on voudrait éternel, comme « un éclair qui durerait ». Qu’est-ce que la beauté ? Qu’est-ce qu’ôte la Beauté ?
La Beauté dit Lacan est « la limite du tragique, le point (le nœud) où la chose insaisissable nous verse son euthanasie… c’est l’agonie qu’exige de nous la Chose pour qu’on la rejoigne. (L’identification, leçon 1).
Toute la pensée grecque est dominée par ce calme délire qu’est la Beauté. La Beauté sauvera le monde, affirment certains parce qu’elle est relationnelle. Elle suscite le désir d’éternité. Aphrodite est l’image fascinante qui nous coupe le souffle.
Nous pouvons encore interpréter Aphrodite comme une illustration du « stade du miroir », « l’insight configurant » comme dit Lacan (Écrits, p. 94). L’instant de ce moment jubilatoire où l’enfant saisit l’intégralité de son corps, vécu jusque-là comme morcelé, dans une perception vaporeuse pareille à de la mousse. Mais nous remarquerons que loin de supposer une quelconque harmonie, la jubilation devant sa propre image révèle au sujet la place d’un manque.
C’est ce manque qui rendra Aphrodite jalouse de Psyché.
Eros
Troisième personnage du mythe
Eros c’est la libido. La libido, selon la psychanalyse, définit la relation du sujet à autrui dans l’univers du discours inconscient. Pour Freud Eros désigne la pulsion de vie. Eros est « le plus beau des dieux immortels », nous dit Hésiode. Il sort du Chaos en même temps que la Terre et la Nuit avec lesquelles il forme la première triplicité, le nœud premier, le premier nœud. Eros connote la dimension sexuelle c’est-à-dire celle du plaisir tout en ne réduisant pas la sexualité à la génitalité, puisque dans l’inconscient il n’y a pas de différence sexuelle. Cependant le concept d’Eros en psychanalyse peut aller de la plus monstrueuse perversité à la sublimation la plus exquise.
Donc voici les personnages principaux de notre histoire : Psyché, le discours inconscient, Aphrodite, la beauté, et Eros, la libido. Ces trois personnages sont les personnifications de pulsions qui nous concernent tous. Elles forment un nœud dans notre inconscient, un triangle structurel. Rappelons qu’un triangle est le graphe du nœud premier passant par ses trois croisements, personnifiés ici par Psyché, Aphrodite et Eros.
L’histoire de Psyché a été racontée le plus complètement par Apulée dans son célèbre livre L’âne d’or en 161 de notre ère. L’œuvre d’Apulée est considérable, elle traite de philosophie, de rhétorique, de magie, d’histoire, de cosmologie, mais son chef-d’œuvre est sans conteste le roman L’âne d’or dont le plus long récit est l’histoire de Psyché.
C’est une vieille servante qui dans une caverne de brigands raconte à une jeune fille que ces mêmes brigands ont enlevée, les tribulations du discours inconscient, figurées par Psyché. Apulée qui maîtrisait le grec et le latin est né en Numidie. La Numidie s’appelle aujourd’hui l’Algérie. Pierre Grimal, l’auteur du célèbre dictionnaire de la mythologie, nous dit qu’Apulée « se fit initier à tous les cultes, plus ou moins secrets, qui abondaient alors dans l’orient méditerranéens ». Apulée espérait y trouver « le secret des choses ». L’âne d’or n’est pas, dit-on, un roman picaresque mais bien un roman initiatique, écrit à la première personne. Le héros qui s’est plongé dans l’étude de la magie se voit métamorphosé en âne. Ce qui nous permet de préciser que les métamorphoses dans la mythologie ne correspondent pas à la métempsychose. La métempsychose est un changement irréversible tandis que la métamorphose est un processus réversible. Le héros dans le roman d’Apulée est transformé en âne, puis il redevient homme, comme dans le processus de la paranoïa critique. Les métamorphoses sont donc nécessaires à la recherche de la vérité car toute chose n’est jamais perçue que sous un regard différent dont il est nécessaire pour notre richesse d’en éprouver l’expérience.
« Il était une fois, nous rapporte Apulée sous la voix de la vieille servante des brigands, un roi et une reine qui avaient trois filles. »
De ces trois filles nous ne connaissons que le nom de Psyché. En utilisant le nœud borroméen et la deuxième topique de Freud nous pouvons identifier les deux sœurs comme des représentantes du moi et du Surmoi.
« Les trois filles étaient fort belles, poursuit Apulée. Mais pour la beauté des deux aînées, quelques charmantes qu’elles fussent, on n’était pas en peine de trouver des formules de louanges ; tandis que pour la cadette, Psyché, il y avait dans le langage humain disette de termes pour l’exprimer, ou même pour la louer dignement. »
Cependant, tout le monde venait voir Psyché. On délaissait les temples d’Aphrodite pour aller écouter celle qui modifie les images. Bientôt les temples d’Aphrodite de Paphos, de Cnide et de Cythère se trouvèrent désertés. Vexée, Aphrodite devenait furieuse. Que se passait-il exactement ? C’est qu’Aphrodite est comme les images que nous voyons en rêve et Psyché est comme le langage qui permet de les décrypter et d’en modifier la représentation.
Par exemple le rêve (Aphrodite) nous montre un grand chat et un pot de lait. Qu’est-ce que cela signifie ? Le rêve est un rébus nous dit Freud. Psyché (le langage inconscient) nous nous dira donc : Chat et pot ça fait chapeau. Ce chapeau est grand, ce grand chapeau est laid… Et comme le chapeau symbolise notre activité sociale, peut-être que le rêveur exprime ce que son conscient refoule, à savoir qu’il n’aime pas son travail. Plus rien à voir avec un chat et un pot de lait.
Quand les images aphrodisiaques d’un rêve nous montrent un immense jet et un petit tas, Psyché traduit : un jet c’est la lettre G. un petit tas c’est un petit a, cela donne G grand a petit ce qui veut dire : « j’ai grand appétit », grand appétit pour quoi ? d’aliments, de sexe ou de connaissances ? Voilà qui était fort indécent, indé-sens pour la déesse de la Beauté. On comprend qu’elle soit en plein désarroi. Psyché jouant sur l’homophonie faisait passer l’image des choses à la vivacité des mots pour ouvrir sur d’autres représentations. Les hiéroglyphes égyptiens utilisaient d’ailleurs ce même procéder. Les hiéroglyphes ne signifiaient pas ce qu’ils représentaient, si beaux et colorés soient-ils, mais tout autre chose relevant seulement d’un pur phonétisme.
Voilà donc justifiée la colère d’Aphrodite contre Psyché. Sous l’apparence merveilleuse des choses se révèle un discours inconscient qui nous renvoie toujours au-delà.
Si Aphrodite est la beauté, Psyché c’est le charme, le piquant, la vivacité, le magnétisme, le sortilège, la gaieté. Si, on admire la beauté, en général on préfère le charme, mot qui vient du latin carmen qui signifie « chant magique ». On rencontre des femmes qui sont plus Aphrodite que Psyché ou inversement. Il y a des moments où les femmes sont tantôt Psyché, tantôt Aphrodite. Voilà une différence que la psychologie pourrait utiliser : deux catégories de femmes : Aphrodite et Psyché. Cette distinction s’applique également aux hommes. Donc deux complexes possibles : le complexe d’Aphrodite et le complexe de Psyché.
Mais revenons à notre histoire : Aphrodite hait le charme créateur de Psyché. Que va-t-elle faire ? Elle appelle son fils Eros. Eros est ici le fils d’Aphrodite. Comment Eros, le désir, ne serait-il pas le fils de la Beauté ? Ce que l’on désire nous semble beau. Car ce n’est pas le Beau que l’on désire, nous dit Spinoza, c’est parce que nous désirons que nous trouvons que c’est beau.
« Mon fils, lui fait dire Apulée, je t’en conjure, au nom de ma tendresse, par les douces blessures que tu fais, par cette flamme pénétrante dont tu consumes les cœurs, venge ta mère. »
Eros va obéir à sa mère, la Beauté. Ils convinrent qu’ils obligeraient Psyché à épouser un monstre. Qu’est-ce qu’un monstre ? C’est l’alliance de deux ou plusieurs espèces différentes comme par exemple la Chimère qui a une tête de chèvre, un corps de lion, une queue de serpent et des ailes vautour. Un monstre est un être innommable parce que contradictoire. Si la parole inconsciente est soumise par contrat à ne plus proférer que des paroles monstrueuses, c’est-à-dire contradictoires, donc impossibles à identifier, tout le monde s’éloignera d’elle. Les inepties de Psyché seront monstrueuses. En causant, Psyché sera Psy-cause.
Mais là, intervient un coup de théâtre. Apercevant Psyché, Eros en tombe immédiatement amoureux. Mais comment pourra-t-il satisfaire son désir en même temps que celui de sa mère ? Voici le compromis qu’il invente :
« Moi, le plus beau des dieux immortels, je me ferai aussi invisible que le zéro, le rien, le vide ou le néant et je dirai que je suis le monstre néantifère que Psyché doit épouser sous peine que le royaume de son père soit détruit. »
L’oracle se fit entendre. Le roi et la reine durent se soumettre au cérémonial lugubre qui leur était imposé par la volonté de la déesse Aphrodite. Psyché devait en tenue de mariée se rendre sur un rocher escarpé où un vent magique devait l’emmener chez son époux. Étaient-ce des noces nuptiales ? Cela ressemblait bien plutôt à des obsèques : Mort du discours inconscient au profit des apparences. Un long cortège accompagna Psyché au sommet du rocher indiqué. Puis la foule se retira, « abandonnant les torches nuptiales, nous dit Apulée, dont elle éteignit les flammes dans le flot de ses larmes ». Ainsi se termina la cérémonie :
« Chacun, la tête baissée, regagna tristement sa demeure. Quant aux infortunés parents ils s’enfermèrent au fond de leur palais. »
Alors que ses larmes continuaient à couler, Psyché soudainement se sentit caressée par le souffle amoureux de Zéphir. Zéphir est la brise tiède du printemps qui amène la fonte des neiges. Les Grecs de l’Antiquité le représentaient sous la figure d’un jeune homme aux ailes diaprées, le front orné de violettes et de primevères, glissant à demi nu à travers les airs et tenant à la main une corbeilles de fleurs printanières. D’abord Zéphyr fit onduler doucement les plis de la robe nuptiale, puis souleva Psyché dans les airs et l’emmena avec lui. Elle fut déposée avec précaution sur une pelouse épaisse et tendre. « Un calme délicieux succéda au trouble de ses esprits, nous rapporte Apulée, et bientôt Psyché s’abandonna aux charmes du sommeil… »
Voici comment Apulée décrit la dimension de l’inconscient :
« Au réveil la sérénité lui était revenue. Elle voit alors un bois planté de grands arbres, d’un épais couvert ; elle voit une fontaine dont l’onde cristalline jaillit au centre même du bocage. Non loin de ses bords s’élève un édifice de royale apparence ; construction où se révèle la main, non d’un mortel, mais d’un divin architecte. On y reconnaît dès le péristyle le séjour de plaisance de quelque divinité. Des colonnes d’or supportent une voûte lambrissée d’ivoire et de bois de citronnier, sculptée avec une délicatesse infinie. Les murailles se dérobent sous une multitude de bas-reliefs en argent, représentant des animaux de toute espèce, qui semblent se mouvoir et venir au-devant de vos pas. Quel artiste, quel demi-dieu, quel dieu plutôt, a pu jeter tant de vie sur ce métal inerte ? Le sol est une mosaïque de pierres précieuses, chargées des tableaux les plus variés. Ô sort à jamais digne d’envie ! Marcher sur les perles et les diamants ! À droite et à gauche, de longues suites d’appartements étalent une richesse qui défie toute estimation. Les murs revêtus d’or massif, étincellent de mille feux. Au refus du soleil, l’édifice pourrait sécréter un jour à lui, tant il jaillit d’éclairs des portiques, des chambres et des parois même des portes. L’ameublement répond à cette magnificence : tout est céleste dans ce palais. Psyché s’approche, attirée par le charme de ces lieux magnifiques, et bientôt elle s’enhardit à franchir le seuil. De plus en plus ravie de ce qu’elle voit, elle promène son admiration de détail en détail, passe aux étages supérieurs, et y reste en extase à la vue d’immenses galeries où s’entassent trésors sur trésors. Ce qu’on ne trouve pas là n’existe nulle part sur terre. Mais ce qu’il y a de plus merveilleux, c’est qu’à cette collection des richesses du monde entier on ne voit fermeture, défense, ni gardien quelconque. Tandis que Psyché ne peut se rassasier de cette contemplation, une voix invisible vient frapper son oreille : Pourquoi cet étonnement, belle princesse ? Tout ce que vous voyez là est à vous. Voilà des lits qui vous invitent au repos, des bains à choisir. Les voix que vous entendez sont vos esclaves : disposez de nos services empressés. Psyché docile aux avis du conseiller invisible entre dans un bain dont l’influence eut bientôt dissipé toute fatigue. Une table en hémicycle se dresse auprès d’elle. C’est son dîner sans doute qu’on va servir ; sans façon elle y prend place. Les vins les plus délicieux, les plats les plus variés et les plus succulents se succèdent en abondance. Nul serviteur ne paraît. Tout se meut comme par un souffle. Psyché ne voit personne ; elle entend seulement des voix. C’est un jeu infini de phonèmes qui la servent. Après ce repas délectable, un invisible musicien se met à chanter ; un autre joue de la lyre ; on ne voit ni l’instrument ni l’artiste. Un concert de voix se fait entendre ; C’est l’exécution d’un chœur sans choristes.
Enfin, au milieu de tant de plaisirs, le soir vient ; et Psyché, que l’heure invite au repos, se retire dans son appartement… »
La seule contrainte à la quelle Psyché doit se soumettre c’est qu’elle ne doit pas voir son époux. Eros vient donc dans l’obscurité pour faire de Psyché son épouse. Puis il repart avant que le jour se lève.
Les temps ainsi se succèdent dans la félicité la plus complète. Mais un jour Psyché demande à revoir ses sœurs. Cela aussi lui est accordé. Quoique, Eros, dont Psyché n’entend jamais que la voix, l’avertit du danger :
« Deux monstres féminins ont mis en commun pour te perdre leur infernal génie [Il s’agit évidemment du moi et du Surmoi personnifiés par les deux sœurs de Psyché]. Leur plan est de t’amener à surprendre le secret de ma figure. Or, je te l’ai dit souvent, tu ne la verras que pour ne plus la voir ! »… « Ce visage si tu le vois tu ne le verras plus », tel est notre contrat.
Les deux sœurs vinrent à trois reprises rendre visite à Psyché et, à chaque fois, jalouses de son bonheur, elles l’incitèrent à se débarrasser de son époux qui ne pouvait être qu’un horrible monstre. « C’est un horrible serpent, disaient-elles, dont le corps se recourbe en innombrables replis, dont le cou est gonflé d’un sang venimeux, dont la gueule s’ouvre comme un gouffre immense, voilà l’époux qui chaque nuit vient furtivement partager ta couche. Rappelle-toi l’oracle de la Pythie, ce fatal arrêt qui te livre aux embrassements d’un monstre. » Qu’est-ce qu’attend ce monstre pour te dévorer ? Il attend que tu sois enceinte afin que tu lui offres une chère encore plus copieuse. Or justement Psyché était enceinte. Les soeurs ajoutèrent : « Trouves tu plus de charmes dans cette solitude peuplées de voix, dans ces amours clandestins, dans ces caresses nauséabondes, dans cet accouplement avec un reptile ? Tu dois le tuer ! Dès que tu l’aurais fait, nous t’amènerons avec nous, sans oublier toutes ces richesses, et nous te trouverons un époux qui soit véritablement humain. »
Après bien des hésitations, Psyché, se décida à suivre le conseil de ses sœurs. Elle prépara un couteau et une lampe qu’elle cacha derrière un rideau. Puis, alors qu’Eros était endormi auprès d’elle, elle se leva, saisit la lampe, tira le drap qui recouvrait le corps de son époux et s’apprêta à le frapper de son couteau. Mais, alors qu’elle s’attendait à un monstre elle vit « le plus beau des dieux immortels », Eros en personne. Immédiatement ses sentiments s’inversèrent en leur contraire. Soudain éprise de celui par qui on s’éprend, elle se pencha sur lui la bouche ouverte pour le couvrir de baisers. Hélas, tandis qu’ivre de bonheur elle s’oubliait dans ses élans, l’huile bouillante de la lampe tomba sur l’épaule droite du dieu. « Faut-il que le dieu qui met partout le feu connaisse aussi la brûlure ? » interroge Apulée.
En tout cas Eros se réveille en sursaut ; certaines versions de l’histoire disent aussi qu’il se blessa aux flèches de son arc, pour souligner que l’archer de l’amour peut se blesser à ses propres flèches.
« Psyché, dit Eros, pour vous j’ai enfreint les ordres de ma mère. Au lieu de vous avilir comme elle le voulait, j’ai fait de vous mon épouse. Ne pas me voir était le compromis permettant de tous nous satisfaire, mais vous venez de le briser ». En effet, Aphrodite apparut et chassa brutalement Psyché. Puis molestant son fils elle lui dit : « Est-ce là le cas que vous faites des ordres d’une mère ? Au lieu de perdre la femme que je déteste vous me l’imposez comme bru ! Enfant insupportable, sachez que je veux avoir un fils qui vous remplacera et qui vaudra mieux que vous ! Je demanderai à Athéna, la sagesse, qu’elle vide votre carquois, désarme vos flèches, détende votre arc et éteigne vos feux ».
À ces mots Eros disparut. Psyché, désespérée chercha un fleuve pour s’y précipiter. Car comme dit Héraclite : « Pour Psyché la mort c’est de devenir eau ». Par trois fois Psyché essaya de se noyer mais le dieu Pan, qui passait par là, réussit à chaque fois à l’en dissuader. Pan en grec signifie « tout », les latins l’appellent Sylvain. En ce temps là le Grand Pan était encore vivant, c’est-à-dire écouté. Il y a deux mots en grec pour dire « tout ». Il y a « cosmos » qui désigne un tout ordonné et « pan » qui désigne le tout sans ordre. Le sans ordre est le centre du monde figuré par le roseau. Le sans ordre plie mais ne rompt pas comme dit Lafontaine. Et si l’homme est un roseau pensant, comme le veut Pascal, c’est un roseau pensant le désordre. Psyché écouta le dieu Pan. Elle partit à l’aventure. Son errance l’amena dans une ville où habitait l’une de ses sœurs. Curieuse celle-ci lui demanda ce qu’il était arrivé et pourquoi elle était devenue une mendiante errante sur les routes. Alors Psyché lui raconta comment elle avait suivi ses conseils. Nonobstant elle changea la fin de l’histoire : Quand Eros se réveilla brûlé par l’huile de la lampe, raconta-t-elle, il me dit : « Sors à jamais de mon lit, plus rien de commun entre nous. C’est ta sœur (et il prononça, chère sœur, votre propre nom) que je veux désormais pour épouse ».
À ces mots la sœur ne se sentit plus de joie. Pour tromper son mari elle dit qu’elle venait d’apprendre la mort de ses parents et qu’elle devait partir en toute hâte.
Elle se rendit sur le fameux rocher de l’histoire, et, dès qu’elle crut sentir le souffle de zéphyr elle sauta dans le vide en s’écriant : « Eros, reçois enfin une épouse digne de toi ». Mais bien évidemment Zéphyr ne la soutint pas et elle s’écrasa au fond de la falaise.
Poursuivant sa fuite panique (le mot phobie signifie « fuite due à la panique ») Psyché arriva dans la ville où habitait sa seconde sœur. Elle lui tint le même discours. La seconde sœur réagit comme la première. Elle aussi s’écria : « Eros reçois enfin une épouse digne de toi, Zéphyr soutient ta souveraine… » Mais, point de Zéphyr. Et son arrogance finit déchiquetée comme sa sœur, au fond de la même falaise.
Psyché demanda ensuite l’aide de Cérès, la déesse des céréales, mais Cérès lui dit qu’il n’y avait aucun régime pour elle susceptible de l’aider.
Psyché demanda alors l’aide d’Héra, l’épouse de Zeus, mais Héra lui dit qu’il n’y avait aucune puissance extérieure qui puisse l’aider. Où donc chercher du secours quand les déesses même du corps (Cérès) et de l’esprit (Héra) ne nous témoignent plus qu’une volonté stérile ? Vint alors à Psyché l’idée de se rendre à son ennemie. En se remettant elle-même aux mains d’Aphrodite peut-être pourrait-elle en atténuer le courroux. Le masochiste adore se livrer à son ennemi. Le sens de l’existence relèverait-il d’une économie masochiste ?
C’est l’Habitude, une des suivantes d’Aphrodite, qui ouvrit à Psyché les portes du palais de Cythère.
« Te voilà donc insolente Psyché, lui dit-elle. Enfin tu te souviens que tu as une maîtresse ! Tu vas recevoir le prix de ta rébellion ! »
La saisissant par le cheveux elle entraîna Psyché au pieds de sa maîtresse. En voyant sa victime devant elle et enfin offerte à ses coups, Aphrodite poussa un grand éclat de rire. Puis elle dit : « Maintenant on va vous traitez comme le mérite une aussi affreuse belle-fille ». Elle battit Psyché et l’enferma dans les cuisines où régnaient deux servantes Inquiétude et Tristesse :
« Une créature aussi disgraciée, lui lança-elle, doit être une habile personne pour avoir réussi à séduire mon fils. Nous allons essayer ton savoir faire. Tu vois, cet amas de graines confondues, blé, orge, millet, lentilles, fèves, etc. Tu vas les séparer en chaque espèce et en faire autant de tas. Je te donne jusqu’à ce soir pour expédier cette tâche. »
L’inconscient travaille comme les fourmis
Trier est une des capacités de la parole inconsciente. Quelque part l’inconscient travaille tout le temps, il est comparable au labeur des fourmis, c’est le travailleur idéal. Apulée nous raconte qu’une myriade de fourmis se fit alors un devoir d’aider Psyché à trier toutes ses graines.
En voyant avec quel soin la tâche avait été accomplie Aphrodite soumis Psyché à une nouvelle épreuve.
L’inconscient est le langage des roseaux
« Ramène-moi, ordonna Aphrodite des fils de la toison d’or ». Les fils de la toison d’or sont les fils qui transportent l’inspiration des artistes. Psyché partit en courant, non pas pour accomplir l’ordre de la déesse, mais pour se noyer dans les eaux d’un fleuve. Mais Pan était là :
« Psyché, dirent le roseaux, qui sont des métamorphoses de Pan, voici comment trouver les fils de la toison d’or… » Et Psyché trouva la tâche facile.
Devant cette nouvelle réussite Aphrodite accueillit Psyché en fronçant les sourcils : « Il te faut maintenant une épreuve plus décisive. Tu vas me chercher un flacon d’eau du Styx. Styx est une eau magique qui tombe en cascade d’un rocher élevé pour s’enfoncer dans les profondeurs de la terre. C’est un poison pour les hommes et le bétail, elle brise le fer et les métaux ainsi que toutes les poteries qu’on pourrait y plonger. Seule la déesse Iris (l’arc en ciel) peut aller y puiser quelque quantité grâce à un sabot de cheval et sur l’ordre de Zeus, lorsque les dieux ont à prononcer un serment.
L’inconscient a la force de l’aigle
Non seulement le rocher d’où sort le Styx s’élève à une hauteur effroyable mais c’est une eau parlante qui avertit tout ceux qui tente de s’en approcher : « Arrière ! Que fais-tu ? Où vas-tu ? Prends garde ! Fuis ! » Et elle montre des têtes de dragons menaçant aux yeux toujours ouverts. Mais le discours inconscient peut aussi s’élever aussi haut que les aigle de Zeus. Apulée nous raconte que c’est un aigle de Zeus qui aida Psyché à remplir son flacon.
Psyché rapporta la précieuse fiole à Aphrodite, mais cela n’apaisa pas la colère de la Beauté : « Il faut que tu sois une magicienne des plus expertes pour avoir accompli de telles commissions. Voici donc maintenant ce que tu j’exige de toi : Va aux enfers et demande à Proserpine (l’épouse d’Hadès) qu’elle te donne dans cette petit boîte un peu de son fars de beauté, qui est une crème de rajeunissement. »
L’inconscient comme une tour en double spirale et qui parle
Psyché crut recevoir cette fois le coup de grâce. Descendre dans l’hallucination des enfers c’est aller à la mort. Alors sans hésiter Psyché courut vers une tour élevée avec l’intention de se précipiter du sommet. C’était, pensait-elle, le meilleur et le plus court chemin pour aller aux enfers. Cependant cette tour était une tour qui parle. La tour est un trou qui tourne en spirale. La tour qui parle est une spirale qui s’élève par un mouvement centrifuge et qui en même temps descend par son mouvement centripète dans les profondeurs les plus profondes qu’on puisse imaginer. C’est elle, nous dit Apulée, qui fournit à Psyché tous les renseignements indispensables pour accomplir l’objet de sa mission : comment apaiser Cerbère le chien à trois tête qui garde l’entrée des enfers, convaincre Charon le passeur, et éviter tous les pièges qui fourmillent dans ces lieux effrayants.
Bien sûr, Psyché réussit à ramener ce qu’Aphrodite lui avait demandé. Mais en sortant des enfers elle était totalement épuisée. « Pourquoi, se dit-elle, ne pas utiliser pour moi un peu de cette beauté qui fait le charme des déesse ». Elle ouvrit la boîte. Mais elle n’y trouva rien. Aucun objet quelconque ne s’y trouvait. C’est que le rien est le fard des déesses. À la fois déçue et épuisé de fatigue Psyché s’endormit brusquement.
Ces quatre épreuves figurent les capacités de l’inconscient. L’inconscient est aussi laborieux que les fourmis, aussi puissant que les aigles. Aussi souple que les roseaux, axe du monde, qui plient mais ne rompent pas et parlent par les sons de la flûte de Pan. Il est de plus capable de s’élever aussi haut et de descendre aussi profond que les tours qui parlent en spirale. Il connaît les secrets permettant d’entrer et de sortir des enfers.
Pendant ce temps là Eros, qui s’était guéri de ses blessures, cherchait Psyché désespérément. Soudain il l’aperçut dormant aux portes des enfers.
Que serait le désir si le discours inconscient ne pouvait l’exprimer ? Eros, convaincu de cette vérité, prit Psyché dans ses bras et, perçant la voûte des cieux, vola jusqu’à la demeure de Zeus pour lui conter son histoire.
Zeus comprit la difficulté dans laquelle Eros se trouvait. Il convoqua en conseil tous les dieux y compris Aphrodite et leur dit :
Que serait Psyché (le discours inconscient) si elle n’exprimait Eros (le désir) ? Et que serait Eros s’il n’y avait pas Psyché, le discours inconscient, pour le manifester ? Il serait réduit à ne plus être que le fils de Pénia (la misère) et de Poros (la richesse). Donc, j’ordonne devant vous tous, témoins de l’Olympe, qu’un nœud indestructible unisse à jamais Eros et Psyché. Te voilà immortelle Psyché, dit Zeus en lui tendant une coupe d’ambroisie. Puis se tournant vers Aphrodite il lui dit : ne craignez ni pour votre rang ni pour votre maison l’injure d’une mésalliance, il s’agit d’un nœud légitime dont vous faîtes nécessairement partie. Les affres d’Aphrodite qui ne fait qu’apparaître ne seront apaisées que lorsqu’elle sera dite par Psyché et désirée par Eros. Car que serait la beauté si on ne parlait plus d’elle ? Et comment Psyché (le discours inconscient) pourrait-elle parler du Désir sans la Beauté ou de la Beauté sans le désir ? Comprenant l’enjeu de l’alliance, Aphrodite métamorphosa par un sourire son envie en gratitude.
Le conseil de Zeus fut suivi d’une noce splendide dans l’Olympe. Et quelques temps plus tard Psyché donna le jour à une fille qu’on appela Edoné, ce qui veut dire Volupté.
Je l’ai racontée aussi chez moi cette légende, mais en bien moins complet !!!
De plus WLM m’a censuré à cause des images que j’avais mises et j’ai du rhabiller en vitesse tout le monde pour que mon blog me soit rendu …
Ici la censure a l’air moins dure et je vais pouvoir rhabiller mes héros Mythologiques (lol) mais je n’ai pas encore eu le temps …
Ils sont plein de carrés blancs !
Je te souhaite une bonne nuit
Alex
J’avais lu tes articles sur la mythologie en effet, nous avons ce goût de la recherche de compréhension en commun. Je me suis passionnée depuis qu’une prof de Français en troisième m’a fait passer le virus. Eros et psyché est probablement l’une de mes préférée.
Merci Alexandre, j’attendrai les photos pour les admirer.
Ton blog est serein … Je ne sais pas comment l’exprimer, mais on a envie de s’y poser … Ou reposer, je ne sais trop …
Allez hop, dodo !
Ca me fait plaisir que tu me dise cela. C’est toujours un peu ce que je cherche, la sérénité. Quand j’en ai besoin je revisite ces deux ouvrages clef. « La tranquillité de l’âme » de Sénèque et « la sérénité intérieure » de Plutarque.
J’espère que ta nuit a été bonne.
Bisous amicaux
De la colline aux cigales, me voici ici, et j’aime, oh, comme j’aime cet endroit. J’y ai lu cette histoire, diversement contée, je m’en suis éperdument nourrie, et je t’en remercie.
Anne
J’ai plaisir à lire ces mots, Anne. En effet, cette histoire de la mythologie est particulièrement envoûtante par ce qu’elle véhicule, à bien des niveaux. Et quand quelqu’un prend le temps à sa lecture, cela veut dire beaucoup. Le goût de la compréhension des fonctionnements de l’inconscient dénote d’une curiosité de soi et des autres, de dépassement des réalités. Ce qui ne se voit pas existe pourtant bien.
Merci de ce commentaire.
Très enrichissant, j’adore la mythologie racontée de façon.
Moi aussi, c’est toujours mieux quand on met du sens aux récits.
Même si chacun peut garder sa propre part de rêve, puisque toute analyse soit-elle ne démystifie pas tout.