« Lorsque les philosophes parlent sans détour, je me méfie de leurs paroles ; quand ils s’expliquent par énigmes, je réfléchis ».
Schroeder
L’histoire n’en dit pas long, elle se passe au XVIème siècle.
Elle est conservée en salaison aux archives secrètes du Vatican.
Ce jour là, à Venise, il s’était passé quelque chose d’extraordinaire, et seule une vieille carte de l’île annotée de la main d’un illustre inconnu en faisait foi.
Elle était signée au dos d’un nom ! Andrea Aromatico.
Mais à cette époque là, il n’était pas encore né !
Quoique…
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Venise en 1568
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Pierre Basile Valentin, antiquaire de l’île, avait en sa possession un ouvrage de recettes sur la cartographie évolutive du relief des sols.
De temps en temps, lors que sa boutique, désertée de flâneurs, de touristes, ou d’initiés en matière de vieilleries précieuses, se tenait dans le silence le plus pur, il ouvrait délicatement le livre et laissait son regard voguer librement sur les mots et gravures de l’époque, reconstruisant ainsi à l’infini la cité des Doges, ouvrant un passage secret ici, construisant un escalier là, bref, remaniant continuellement l’ouvrage flottant sur la lagune.
L’un de ces instants de profonde méditation fût un jour interrompu par l’arrivée d’une jeune personne habillée simplement d’un surcot et d’une pèlerine à capuche.
L’émanation du coûteux parfum qui embauma alors la boutique permit à Pierre Basile de déduire l’origine bourgeoise de cette charmante jeune femme.
Elle tenait sa capuche resserrée autour du cou, comme pour cacher son visage. Elle semblait bouleversée.
L’antiquaire, qui n’avait pas l’habitude d’accueillir de si jeunes et jolies clientes, encore moins des clientes chamboulées, se leva d’un bond, ce qui fit sursauter vivement la jeune femme.
Ne sachant comment faire, il bredouilla une phrase toute fraîchement lue de son recueil et, en ces termes, lui adressa la paroles.
– La grande sagesse est déjà contenue dans la capacité de pressentir avec exaltation cette main diligente, invisible aux distraits et aux tristes, et vous rassemblez la synthèse de cette immense œuvre, alors soyez la bienvenue. Que puis-je faire pour vous aider ?
De l’embarras apparut sur les traits émus de la dame. Elle le fixa avec de grands yeux intenses et, se reprenant un peu, réussit enfin à être en mesure de lui répondre.
– Monsieur, je cherche un abri, il est arrivé quelque chose d’étrange. Alors que je marchais sur le pont Rialto, allant de mon « humble » demeure à la place Saint Marc pour y retrouver mon amie, j’ai senti le sol se dérober sous mes pas. Après une chute sans gravité, un peu étourdie par le choc, j’ai repris mes esprits et, cherchant à me relever, me suis rendue compte qu’un escalier s’était ouvert sous mes pas. Quelle ne fut pas mon immense confusion de constater que le pont lui-même avait disparu, et que je me retrouvais devant l’entrée d’une sorte de temple, illuminé de millions de bougies rouges, ne comportant aucune porte mais juste une fenêtre dont les volets tirés ne permettaient pas de voir à l’extérieur. Quant à l’escalier, il était bouché par l’éboulement de grosses pierres en forme de creusets, ajustées de telle sorte qu’aucune lumière ne passe entre les interstices. Reprenant mes sens, je fis la déduction que l’oxygène de l’air circulait puisque les millions de petites flammes oranges vacillaient, danses fugaces et sauvages, dans la brièveté de leurs mouvements. L’ensemble était du plus bel effet.
C’est ainsi que, éblouie par cette vision éclatante de beauté, je me suis laissée transporter et, mue par une force venue d’on ne sait quelle part de mon esprit encore ignorée à ce jour, un passage secret s’est ouvert devant moi, m’amenant jusqu’ici.
Permettez que je me reprenne. Qui êtes-vous ? Et où suis-je à cet instant ?
Pierre Basile Valentin, troublé par ces coïncidences évidentes, dressait le lien avec le livre ancien et l’utilisation qu’il en faisait.
Avait-il découvert de façon fortuite l’accès à un temple sacré par l’intermédiaire de cette jeune personne ?
– Je vous en prie, faites donc ! Veuillez excuser mon ébahissement mais il m’importe de savoir par quelle porte vous êtes entrée dans ma boutique. Mon nom est Pierre Basile Valentin.
Devant leur mutuelle stupéfaction, les deux protagonistes décidèrent de s’éclairer mutuellement en remettant dans l’ordre les événements récents.
Une fois l’ensemble des faits rassemblés, une certaine logique advint au jour.
Ce qui leur permit d’entrevoir quelques lumières.
Vous allez me dire, c’est une Lapalissade…
Je continue.
Puis de décider de s’associer pour explorer plus loin une théorie consécutive à leur travail de synthèse.
Il fut convenu que la jeune femme retournerait sur le pont Rialto et y attendrait jusqu’à résurgence de l’expérience, ou pas.
Avant de ressortir de la boutique, elle tendit sa main à Pierre Basile, s’adressant à lui en ces termes.
– Je m’appelle Moderata Fonte, enchantée de vous avoir rencontré, Monsieur Valentin.
– Vous m’en voyez ravi également, Moderata. Soyez remerciée pour l’heureux hasard qui nous fit nous rencontrer autour d’un événement aussi prestigieux que mystérieux et découvrir ainsi une toute nouvelle porte occulte.
Moderata se rendit donc à nouveau sur le pont Rialto et attendit*.
Mais le bon Pierre Basile eut beau laisser voguer ses yeux sur le fameux ouvrage, plus rien ne se produisit. Et lorsque Moderata tenta de revenir à la boutique, elle ne réussit jamais à en retrouver le chemin.
Pierre Basile consigna toutes les observations des faits sur un parchemin qu’il conserva soigneusement dans une enveloppe scellée et rangée dans le livre de recettes sur la cartographie évolutive du relief des sols.
Quelques siècles plus tard, en 1883, le premier préfet des archives secrètes du Vatican, Joseph Hergenröther, intrigué par le titre du livre, feuilleta négligemment ce dernier et découvrit l’enveloppe.
Vous imaginez bien qu’une fois ouverte, ayant pris connaissance de la fameuse expérience occulte, Joseph désira en savoir davantage.
A cette époque, les dignitaires de l’église catholique disposaient de détectives privés à leur service. Il convoqua un homme en qui il avait toute confiance, Andrea Aromatico, pour enquêter sur le sujet.
Les résultats démontrèrent que :
– La seule preuve de l’existence du phénomène est la lettre dans le livre, et plus tard la carte signée au dos par Andrea Aromatico.
– L’expérience est indémontrable de manière scientifique.
– Elle pourrait, qui sait, permettre de sauver Venise de la montée des eaux en la soulevant.
– Elle a été reproduite mais jamais sur commande, occasionnant des phénomènes n’ayant aucune logique et à des moments complètement imprévisibles. De plus, les points de départ et d’arrivée n’ont jamais plus été les mêmes que décrits par Pierre Basile Valentin malgré de nombreuses tentatives.
– Le dernier passage en date est celui de l’an 2000. Il relia chez Gallimard un premier dépôt légal en novembre 1996 à l’escalier du dépôt légal de février 2002. L’auteur est un certain Andrea Aromatico.
Il est entré par l’universale Electa et sorti par le rayon culture et société des éditions découvertes. Le fameux bug de l’an 2000 n’a eu aucune incidence notable sur son passage secret.
– Pourquoi n’avoir jamais réussi à retrouver dans d’autres archives, ni la preuve de l’existence de l’antiquaire, ni celle de l’événement qu’il décrit ?
– Une hypothèse à cela : Après bien des pérégrinations, et par recoupements, il en ressort l’évidence que l’instant de la rencontre de Pierre Basile et Moderata n’existe pas. Ce temps est celui des dix jours disparus à tout jamais entre le calendrier Julien et celui Grégorien instauré à sa suite.
Les jours inclus entre le vendredi 5 octobre 1582 et le dimanche 14 octobre de la même année sont des jours escamotés par la mise en place du calendrier Grégorien sous l’autorité du pape Grégoire XIII.
La date de la lettre de Pierre Basile fait état du mardi 9 octobre 1582.
Après son exposition à la lumière, le fameux document parchemin annoté de la main de Pierre Basile Valentin s’effaça totalement jusqu’à redevenir vierge.
Heureusement, Andrea Aromatico avait pris soin de laisser trace de cette étonnante et mystérieuse histoire à travers une carte signée de sa main en utilisant l’intermédiaire du regard voguant à travers le livre de recettes sur la cartographie évolutive du relief des sols.
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Venise en 1573 ( et en forme d’écrevisse ? )
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Le mystère de la rencontre calendaire de Pierre Basile et Moderata restera malgré tout et à tout jamais impénétrable.
* Pour l’anecdote, c’était exactement à cet endroit précis qu’elle avait rencontré son futur époux, Filippo de’ Zorzi, quelques mois auparavant.
Ecrit demain sur une échelle pour l’agenda ironique du gouffre de décembre 2019 en villégiature pour les fêtes de Noël chez le tatillon carnetsparesseux.
Il fallait insérer les mots suivants : Noël, échelle, demain, livre, gouffre et tatillon.
Et avec mes remerciements.
oh punaise, c’est rudement documenté !!
🙂
Tout le saupoudrage documentaire te remercie chaleureusement, carnet. Il affirme de plus que la vélocité de la réaction wikipédienne face à la culture bioéthique de la poudre n’égalera jamais la célérité toute wordpressienne dont tu es un représentant notable.
Merci d’apprécier la rudesse de l’insecte.
J’en profite pour te souhaiter un très joyeux Noël et un excellent passage en 2020.
JoBougon en pré-inauguration du fameux passage en l’an suivant. 🙂
Hébé, ça m’en bouche une surface. Impressionnée, je suis. Bravo, et joyeux Noël 💗🌠
Toute la surface que j’aime,
Elle vient de là, elle vient d’une bouche !
Les mots ne sont jamais les mêmes,
Pour exprimer ce qui me touche.
Merci Marguerite. Vous faites mouche en deux phrases bien expressionnées.
Joyeux Noël en retour.
❤ 🙂
Merci ! 🙂
[…] Soit, par ordre d’embarquement : Domi : une Échelle ; Patchcath : voyage du bout de l’an; Coquelicot & Cie : fugue en chèvre majeure ; Passion culture : une belge histoire ; Max-Louis : le sourire bicarbonate & la recette du chatiment (la suite) ; Gibulène : Onésime en voyage ; Christine : voyage nautique dans sa tête; Bibi-moi-même : instruire le corbeau ; Jacou : Lent demain ; Laurence Delis : la Carte à voyager dans le temps ; Victorhugotte : le G.p.s ; Sabrina : Calico Jack ; La Licorne : instructions pour vous embarquer ; Vérojardine : au nom de l’île ; Bastramu :voyage autour de la gare Saint-Lazare & Jobougon : la vie est un voyage. […]
Bon jour Jo,
Diantre, cette dimension distendue de l’histoire nous fait franchir l’histoire elle-même avec des personnages réels … belle performance de fiction qui nous emporte au-delà du passage du temps qui se compte (et conte) comme une mathématique instruite à se laisser manipuler et concevoir aux lignes de fuite pour une perspective de lecture d’aujourd’hui … 🙂
Max-Louis
Bon soir Max-Iotop,
Bigre, ne riez pas mais la manipulation de l’élastique du temps a serré le string du sourire de notre bon saint vénitien Marc. Le pont est marbré, les heures ne sonnent plus au clocher de la basilique mais bien d’une verrerie de Murano. C’est à en devenir dingue, non ?
Bah, puisque le verre est soufflé, autant en emporte l’air. Mais je dois bien admettre que ces lignes de fuites sont bien troublantes. Je m’en remettrai, mais une fois de plus, j’aurai le plus profond recueillement devant d’aussi grands mystères.
Mes amitiés aux deux dames de l’affaire du Sac, M-L, ainsi qu’à vous-même, bien entendu. Vous n’imaginez pas à quel point la cuisance de la conclusion de votre feuilleton aiguise ma curiosité. Je ronge mon frein en attendant la suite… 😉 🙂
Je ne vous cache pas que la conclusion est tordue comme le bois qui a pris un coup de foudre par un été bien décalqué au soleil vagabond … 🙂
En tout état que cause, le mot : « bigre » est tout plaisant dans votre discours qui est au tranchant bien aimable et me fait sourire sans le string … lol
Remarquez bien, Max-Louis, qu’un bois trop droit risquerait de passer pour une louche à soupière droite tant il dénoterait dans un paysage décalcomanié par le Tonnerre de Brest d’une randonnée enchevêtrée par un sourire franc et lumineux qui vous vient du centre de la pelote de cheminement de vos commentaires enluminés de ciselures à la Remington dont les virages me font perdre la tête.
Bien belle soirée à ce joli coup de foudre, éclair de Zeus !
C’est toujours avec un immense plaisir, voire avec un immense fou rire que je cueille vos remarques toutes pertinentes, vous connaissez le décompte, un pertinente, deux pertinentes, trois pertinentes, etc.
Bon, c’est un symptôme de fatigue que de fatiguer même jusqu’à l’humour lui-même. Je crois que je vais aller me reposer un tantinet.
Fameusement documenté et une belle couche d’ironie, mais on ne saurait être tatillon pour aller vérifier ces dires qui ont presque 500ans sachant que la mémoire humaines flanche et perd sa précision au bout de 5 ou 6 décennies 😉
C’est un fait avéré que la mémoire échappe à toute précision dans certains souvenirs pour peu qu’ils soient si anciens que même les ponts se hâtent d’effacer leurs dernières brumes persistantes. Mais par anticipation, les fouilles de l’histoires seront bientôt accessibles en « pensines », ce qui permettra aux historiens de retrouver les strates des instants de vie qui, de fil en aiguille, viendront piquer la curiosité des découvertes futures.
Merci Patchcath, la tatillon de l’espace ici présent te remercie chaleureusement de ton passage en ce pont si renommé et te souhaite un excellent bout d’an et un fameux passage de l’unité supplémentaire.
sur 455 ponts, Modesta la féministe vit deux aventures fortes sur un seul d’entre eux ! on n’ose imaginer ce qui se cache dans les 454 autres ! nous devrions affrêter une gondole pour aller vérifier 😉
Ah mais c’est ça ! La documentation ne faisait en rien état de ce chiffre, on ne me dit rien à moi !!!
C’est louche, très très louche ! gibulène, le plus discrètement possible, dis-moi, tu connais quelqu’un qui pourrait affréter une gondole, yapafoto, fô aller vérifier tout ça !
😉
Dans Trip Advisor ils disent qu’il faut demander le gondolier Luca au Ghetto Nuovo à Canareggio c’est le plus compétent qui sait s’éloigner des sentiers battus (façon de parler pour Venise) 😉
Très bien, allons donc débattre les sentiers encore inexplorés, par la barbe de trip Advisor !
Luca va pouvoir se gondoler dans sa plus grande compétence ponto-vénitienne. Tous mes remerciements les plus gratiturés, gibulène.
Au fait, c’est quoikoncherche ?
😉 🙂
ben s’il y a d’autres passages qui pourraient nous télétransporter auprès d’autres personnages en d’autres lieux 😀