Les strates de la pensée dont le seul lien est l’intuition.
David Bohm: La physique de l’infini
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Un certain mont Tullet dans la chaîne des Pyrénées celait en son sein une caverne où vivait l’ermite Géodolus. Aucun sentier ne le reliait car sa retraite était préservée des dieux eux-mêmes et s’il advenait qu’un alpiniste un peu plus explorateur que les autres croie apercevoir sa silhouette en gravissant le mont, très vite, un bouquetin ou un chamois traversait le paysage et le grimpeur comprenait que cette silhouette n’était rien d’autre que celle d’un animal.
Les années et les siècles avaient donc passé sans que la retraite de Géodolus ne soit troublée par une quelconque visite importune.
Mais le hasard en avait décidé autrement. Et chacun sait ici qu’il est bien fait.
Un soir que, sentant la fin des temps arriver, Géodolus tentait de prendre un sommeil qui se refusait de plus en plus souvent à lui, il eut une vision, il sut alors que quelqu’un venait.
Effectivement, au loin, son oreille affûtée commençait à percevoir un léger froissement, si subtil qu’il traversait à peine l’onde d’éther d’une nuit claire et chaude comme une fourrure d’ours polaire.
Il pensait en bribes évanescentes que ce petit bruit avait quelque chose d’inconnu mais d’autres pensées plus consistantes l’empêchaient de percevoir clairement toute l’ampleur et l’importance de la filigranité discontinue.
Aussi, lorsque son regard capta celui de deux yeux brillants à hauteur de son visage et à quelques centimètres de lui, il eut un choc.
Car il ne s’attendait nullement à être en présence de ce quelqu’un aussi rapidement, ni que ce quelqu’un serait un poisson.
Géodolus n’avait jamais vu un animal pareil. Il avait des écailles souples et ondulantes qui frissonnaient au moindre mouvement en émettant cet étonnant bruissement léger comme une étoffe qu’on froisse, et son regard le fixait intensément.
Mille idées l’assaillirent de manière fulgurante. Quelques unes seulement arrivaient à la conscience. Son rythme lent habituel ne lui permettant pas de tout traiter à la fois, il laissa filer l’ensemble et alors que le regard de l’animal continuait à le fixer, il se posa la question la plus saugrenue qu’il ait jamais eu à penser.
« Et si c’était Dieu, et si c’était la mort, et si j’étais déjà mort, et si moi aussi j’étais un poisson, et si j’étais dans un autre temps, et si c’était un extra-terrestre ? ».
Et bien non, rien de tout cela. Il se dit « Et si c’était moi, et si c’était un magicien, et si il allait se transformer en autre chose, et si c’était le messie, et si Nessie était son père ? »
Et bien non, toujours rien de tout cela.
Il se disait tout simplement, « si je tends la main pour le caresser, l’animal va-il s’enfuir ou pas ? ».
Curieusement, les yeux du poisson semblaient suivre le cheminement de ses pensées et prenaient diverses intonations d’humeur, passant de la surprise à l’étonnement, de l’étonnement à l’amusement, de l’amusement à la tendresse, puis à l’éclat de rire. Vous allez me dire, une intonation est un son, un regard ne fait pas de bruit.
Et bien si ! Le regard fait du bruit ! Il en fait même tellement que parfois les oreilles se bouchent pour ne plus les entendre, ces regards, surtout lorsqu’ils viennent dire ce que la voix ne peut plus exprimer.
Et alors que celui détonnant du poisson heureux de suivre le pensée de Géodolus vint exploser dans celui foisonnant de pensées multiples de l’ermite, provoquant un crépitement d’étincelles, le poisson ouvrit grand la bouche et il en sortit tout un tas d’objets flottants, d’animaux, de personnages colorés, et le rire du poisson fit trembler la caverne et le tremblement se propagea en ondes circulaires qui gagnèrent la montagne puis la vallée puis la campagne puis la ville puis la mer et l’eau secouée par le rire remonta des abysses les plus fabuleux remous que la création n’ai jamais provoqué jusqu’ici.
Dans la caverne, les différentes images que le poisson émettait s’ordonnaient, se réordonnaient, dans un mouvement régulier et constant mais aussi le plus grand désordre jusqu’à ce qu’une jeune femme alanguie sur un trapèze se mit à parler.
Le mouvement cessa alors.
La jeune femme regarda Géodolus et lui dit ceci :
– Regarde, Géodolus, ce que tu vois par la bouche du poisson, c’est le marc du ciel !
– Tu vois, vous, ici, vous lisez parfois dans le marc de café.
– Et bien là, sous tes yeux, voici la fin des temps. C’est écrit dans le marc du ciel.
– Maintenant, dit-elle encore, tu vas la peindre sur les parois de la grotte et ensuite tu pourras t’en aller dans le repos éternel.
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La grotte fut découverte en 1917, le 15 juin très exactement, lors d’une expédition à laquelle Marc Chagall avait participé entre deux expositions à Moscou.
Chagall, émerveillé par la beauté du tableau le décrocha du mur de la grotte et le redescendit dans la civilisation en le rebaptisant le cirque bleu, pour ne pas effrayer la population.
Et le poisson du cirque du marc du ciel attend en attendant la fin des temps.
La découverte des vérités se fait grâce à l’intuition et dans un climat d’ignorance lucide et cultivée.
Initiation à la philosophie, Marcel Deschoux.
Ecrit pour l’agenda ironique du mois d’avril 2018 qui se tient chez Estelle, ici :
AGENDA IRONIQUE D’AVRIL 2018
‘xcellent ; je reviens demain ou le demain d’après pour commenter savamment 🙂
Excès lente idée !!!
Mais vu qu’elle est savante, tout comme le commentaire que tu n’as pas encore fait, je n’y ferai aucune objection.
A demain donc ou encore à demain de demain voire plus encore…
Merci Carnets. 🙂
« S’il m’arrive de passer sans rien dire, ce n’est que rarement par indifférence. Parfois je préfère me taire, aucune parole ne correspondrait au ressenti, soit que je sois par trop déconcertée par une œuvre, soit que les mots soient à ce point insuffisants que tenter d’en trouver ne donnera qu’une idée atrophiée de ce que l’esprit a perçu. »
je repasse et ne trouve rien de plus sage à dire que ces phrases volées tu sais ou !:)
ha si : miam, j’aime ce texte !
🙂 ^^
Bon jour,
Un conte qui nous porte à bras le corps dans l’imaginaire des fibres d’un tableau qui porte l’éternité d’un personnage Géodolus jusqu’à maintenant, grâce à un Chagall découvreur de talent 🙂
Il y a de belles trouvailles comme par exemple : « l’importance de la filigranité discontinue » …
Merci pour ce moment de lecture hors du temps …
Max-Louis
Dans le temps, Chagall peignait, mais en filigrane, il ne souhaitait pas y fixer une quelconque interprétation erronée inductrice d’erreur risquant de dénaturer son art. Que de bon sens en cette sagesse.
Merci Max-Louis.
Cela m’éclaire un peu sur ce peintre et en vérité je reste assez froid devant ses tableaux. (enfin sur les quelques tableaux que j’ai eu l’occasion de voir, ici et là)
J’ai quand même écrit un petit texte pour l’Agenda que je vais poster ce soir. Mais bon, c’est un texte froid sans âme …
Oui, parfois l’âme nous quitte et ne souffle plus le chaud sur les mots. Ce qui n’empêche pas que je lirai avec grand plaisir votre participation à l’AI.
A ce soir pour vous lire Max-Louis.
Super ce texte ! Je me suis bien régalée et puis très drôle, ce Nessie supposé père du Messie, quelle trouvaille. Bel imaginaire. C’est accrocheur comme un bon pinard ! On en redemande. Vraiment bon, bon, gouleyant, rond de cuisse, avec une excellente tenue en bouche. Je n’ai toujours pas d’idée mais déjà, les quelques textes de Frog, de Carnet, de toi, ça met la barre de la trapéziste au pinacle !
Anne, que tu aies envie de pinacler un peu du côté rondeurs d’avril de l’agenda ironique me fait le plus grand plaisir. D’autant que la trapéziste à la barre semble tenir le gouvernail de main de capitaine perchée du Nil maîtresse-femme, et si l’arrivée à bon port s’arrose de bonne goule, alors tout baigne !
J’ivre déjà de te lire Madame Neuve de Louvain-la-Anne.
Je dois dire que tu as ce don d’enchanter de tes mots les commentaires que tu offres avec talent.
Merci pour ce don.
Le « marc du ciel », mais quelle imagination ! Ce conte est vraiment très agréable à lire.
Quand l’onirisme se pare d’un brin de féerie, il arrive parfois que cela produise cet effet. Si c’est agréable, ce n’est que mieux.
Merci Estelle
Ce tableau inspire et respire une multitude d’interprétations. La tienne foisonne d’idées farfelues, ça m’a fait rire. Merci, Jo ! 🙂
Une interprétation qui pourrait bien elle-même se prêter à l’exégèse mais qui remplit avant tout d’autres fonctions bien plus importantes, qui sont celles d’être avec vous tous dans le plaisir de la création et du partage, dans le miroitement de la rencontre lorsque la lumière fait mouche.
Merci à toi aussi Laurence. 😀
Heureusement que tu es là pour nous dire la vraie vérité sur ce tableau!
Sinon nous errerions encore dans l’ignorance…
As tu vérifié par toi-même le bien-fondé de cette vérité pour en confirmer la véracité ? Dans la négative il est possible que tu continues à errer encore jusqu’à découverte de la tienne, que nous pourrons alors partager ici pour nous en enrichir si tu le souhaites évidemment… 😉
Si tu es tentée par l’agenda d’avril, ce serait fabuleux de voir ce tableau avec ton regard.
Merci de toute ta grande reconnaissance Leo. 😀
En fait, je n’ai rien vérifié du tout mais j’ai une totale confiance en toi.
J’ai même eu comme une révélation! 😉
Je ne suis plus guère tentée par l’écriture dans les agendas, je me contente de lire les textes des auteurs.
Bises
Elle me chercher ! Elle me cherche !!!! 😉
Bizatoi aussi. 😀
C’est en effet très plaisant d’aller lire chez les autres, je suis entièrement sous le charme moi aussi. La créativité dont nombre de personnes qui écrivent font preuve est infiniment source d’idées nouvelles ainsi que la source d’inspirations multiples. Je suis souvent admirative d’autant de styles, sujets, genres d’écriture différents.
🙂
[…] par Jacou33 du blog Les mots autographes Sur le cirque bleu, par Frog du blog In the Writing Garden Le marc du ciel, par Jobougon du blog L’impermanence n’est pas un rêve Nuit bleue, par Palimpzeste […]
Le marc du ciel, c’est très joli, et comme toujours, a le sourire quand on passe par ici!
Ce que tu dis là me fait profondément plaisir, et je te remercie pour ce si joli sourire arc-en-ciel que tu viens de m’offrir.
Avec plaisir!
oh oh !! Voici, Monsieur, un admirable *Dolus* dont le géopositionnement est lui aussi des plus frauduleux! Il s’agit en réalité de la Grottes de Medous car on se demande ‘mais d’où’ vous vient cette imagination…
J’objecte votre honneur sur vos assomptions que « Le regard fait du bruit ! » Ce n’est pas le regard mais la vue car tout est onde et l’on peut entendre la flamme et voir les sons.
Quand au poisson missive du messie, je dis ‘mais non’ quand vous eussiez dit ‘mais si’.
Franchement bravo
Oh ! Votre commentaire Madame est comme une géode cristalline en ce lieu. J’entends le son de l’arc-en-ciel flotter à travers le prisme de Célestite et ses douces couleurs assourdissantes resserrent les cils de mes douillets tympans tendus pour mieux accueillir un tel compliment.
Franchement merci.
🙂
Un site à découvrir que ces grottes et son village le plus proche !
Joli !
Bagnères-de-Bigorre
Les grottes (Comme une grande bouche de dragon pleine de dents… 🙂 ) et le sanctuaire de Bétharram