Ils s’étaient planqués derrière un muret pour suivre les expériences mystérieuses de Louisette Dezan et d’Herman Castain.
Depuis dix jours, tout le village est en effervescence. Ces deux là sont des scientifiques connus dans le monde entier pour leurs découvertes fracassantes, et les voilà qui viennent s’installer pour des soit disant vacances au fin fond du pays des forges de Moisdon la Rivière, à faire des allers-retours incessants de l’épicerie à la pharmacie, l’herboristerie à la quincaillerie, du village à la villa, intriguant au plus haut point, tant et si bien qu’une réunion extraordinaire du conseil municipal fut mandée, de façon exceptionnelle, eut lieux, houleuse, où la polémique fit rage, et où le maire, Jean Lamine, fut sommé de nommer deux enquêteurs chargés d’élucider les pseudos vacances de nos deux suspects, ou tout au moins de les surveiller au plus près, afin de calmer les inquiétudes.
Il faut préciser que Louisette est à l’origine de la machine à remonter les bretelles qui fait fureur chez les chefs d’entreprise ainsi que chez les enseignants, du réducteur de temps libre utilisé couramment par ceux qui le récupèrent, de la fiole de survie qui prolonge indéfiniment l’agonie de ceux qui refusent de mourir, et enfin, du sérum anti-vérité mis au point par Lapalitruisme plus tard et utilisé pour détourner les chercheurs de vérités de leur mission. Castain, quant à lui, n’avait eu que le malheur un jour d’en verser une goutte dans son vin, et de constater qu’il avait aussi la qualité de rendre n’importe quelle piquette aussi délicieuse qu’un grand cru. Ce qui généralisa l’emploi qu’on en fit chez les viticulteurs, et guérit définitivement de toute consommation vinicole les chercheurs de vérités vraies encore en activité. Mais eut pour conséquence désastreuse d’éloigner définitivement tous les consommateurs de vin de leurs propres vérités. Les laissant irrémédiablement et définitivement à la merci des vents changeants des milieux ambiants. Castain avait une coquetterie, celle de vouloir qu’on l’appelle non pas par son prénom, Herman, qu’il détestait cordialement, car il lui donnait l’impression d’être une tortue de terre, mais par celui de Victor, je vous laisse deviner pourquoi.
Roger et Adrien étaient donc chargés de la filature. Et c’est armés de leurs jumelles qu’ils tentaient parfois un jet d’œil équipé au dessus du muret. L’œil tombait de l’autre côté, relié à une optique de la jumelle, correspondant à la vision gauche, reliée à celle de l’œil droit resté de l’autre côté dans son orbite, ainsi à deux ils réussissaient à obtenir une vision à peu près complète de la situation, du moment qu’ils n’envoient pas en éclaireur l’œil du même côté, enfin, je veux dire, œil droit et œil droit, ou œil gauche et œil gauche, puisqu’il fallait bien qu’ils l’envoient du même côté du muret pour y voir quelque chose… La technique peut sembler complexe. L’explication aussi d’ailleurs. Probablement parce qu’elles l’étaient vraiment. Car le temps imparti ne pouvant dépasser cinq minutes de jet, régulièrement, ils devaient consulter leur trotteuse et ramener le globe oculaire en bonne place. Le risque étant de perdre un œil. Enfin, plus précisément, la vue de l’œil trop longtemps hors de son logement.
Et ils voyaient.
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Il y avait une machine posée dans le jardin.
Une grosse machine avec des rouages.
Une machine qui ne rentrait pas dans une pièce de maison tant elle était grosse.
Une machine qui ne ressemblait à rien.
Une grosse machine qui ronronnait.
Pas comme un chat, non !
Comme un moteur mais pas ordinaire, plutôt comme une abeille, enfin, une ruche d’abeilles, un ronron bourdonnant comme un milliard de guêpes, comme un taon géant, comme un bourdon fou, bref, ça sentait la machine de guerre.
Louisette et Victor allaient et venaient, alimentant la machine de guerre d’on ne savait quoi, pendant que Roger et Adrien, bonne optique bon œil, les regardaient faire.
Parfois Louisette et Victor observaient autour d’eux, comme s’ils craignaient d’être épiés.
Puis, reprenant leurs activités, ils allaient, venaient, remplissant de temps en temps un réservoir situé à l’arrière de la partie visible par les deux espions, rendant impossible toute identification du carburant employé.
C’est à ce moment précis qu’elle est passée à vélo.
La femme du poète venue rendre visite à son cousin le maire.
Gala Eluard.
Bref, c’est à cet instant précis qu’une effluve parfumée vint caresser les narines de nos deux sentinelles postées un œil en avant et un en bonne et due place.
Gala adorait les parfums capiteux.
Adrien jeta un coup d’œil gauche sur sa montre.
– Il est trois heures moins le quart, chuchota-t-il.
Il y a eu un bruit étrange.
La machine crachotait, prise de toux, jusqu’à l’essoufflement. Elle eut un ou deux sursauts, puis ce fut le silence.
L’alarme de temps sonna. Celle d’urgence, au cas où un oubli provoquerait l’irréparable.
Vite, il fallait rentrer l’œil dans son logement. Mais trop tard, ils étaient repérés.
Louisette et Victor se précipitaient déjà vers le muret.
Gala tenta bien de les distraire en les saluant de loin, d’un large mouvement du bras, montre de sympathie. Mais la sonnerie toute discrète soit-elle les avait trahis.
Ils furent débusqués rapidement, et, faisant mine de se réveiller d’un long sommeil, se levèrent en se frottant les yeux.
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Deuxième page blanche
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Louisette et Victor les regardaient, interloqués.
– Qu’est-ce que vous avez fait à vos yeux ?
– On dirait des œufs au plat oubliés sur le feu ! Noircis mais que d’un côté !
– Des yeux au plat, oui… pff, ça ne vous donne pas bonne mine.
– Et puis vous faites quoi ici ? Vous n’avez donc rien d’autre à faire que de vous pocher les yeux derrière un muret ?
Roger et Adrien ne se laissèrent pas déconcerter pour autant, et contre attaquèrent du tac au tac.
– Mais c’est quoi encore cette machine bon sang ?
– C’est bon, on a compris. Qui vous envoie ?
– Répondez d’abord !
– Non, vous d’abord !
– ça risque d’être long, s’il n’y en a pas un pour commencer.
– Vas-y Louisette, explique leur.
– C’est une machine à distordre le temps.
– Whouah ! Ambitieux, mais arrêtez de vous payer nos têtes !
– Si elle vous le dit, bande d’incultes !
– On a lu Henri Bergson, nous, au moins !
– Qui c’est encore, ce Henri qui sonne ?
– Pfff ! Mais qu’est-ce que ça va apporter encore comme fléaux à l’humanité votre truc, faut vous calmer là !
– Et bien justement, distordre le temps permettra à chacun de se rapprocher de son passé et donc de se pencher davantage sur son futur, d’avoir une mémoire plus large, d’acquérir plus de conscience.
– Oh beh il est p’t’être temps, là, avec vos conneries, voyez dans quel état vous avez mis la population.
– Oui, bon, ça va ! On pouvait pas deviner que ça allait être utilisé de cette façon ! Au départ, l’idée, c’était d’inventer un vaccin contre le fatalisme et la résignation, on n’a pas eu d’pot, c’est tout !
– Ce sont tous les autres qui n’ont pas eu de chance imbéciles !
– Vous auriez au moins pu chercher l’antidote à vos dégâts !
– Et vous avez pensé aux conséquences imprévues de vos découvertes avant d’essayer de les découvrir ?
– Impossible de les prévoir, il faut les inventer pour le savoir. Et puis les questions d’éthique, vous savez, ce n’est pas notre partie. Nous on est des chercheurs, c’est tout !
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– Tiens, on est beaux, avec des chercheurs pareils. Et vous croyez que de remonter les bretelles à des vertus pédagogiques a des vertus pédagogiques ? Que le réducteur de temps libre est une avancée de l’humanité ? Que la fiole de survie va faire disparaître le pire en retardant la mort ? Vous êtes des doux rêveurs dangereux. Des vrais cinglés, ouais !
La machine fit pof pof dans un grand bruit de suffoquement et soudain se remit en marche.
– Et aller ! C’est reparti pour on ne sait quoi encore !
Plus la machine amplifiait son ronronnement, et plus l’environnement semblait se tordre, comme fondu. Les visages coulaient littéralement, se gondolaient, comme ramollis. Même la machine semblait se disloquer, et pourtant, elle tournait toujours.
– Mince, s’écria Louisette catastrophée. J’avais oublié que le temps gouverne la matière. Victor, fais quelque chose, pour une fois.
– Merci pour le « pour une fois » ! C’est toujours à moi de résoudre les complications. Comment on le coupe, ce truc ?
– Va savoir…
– J’ai les doigts tout mous, je ne peux même plus actionner l’interrupteur…
Et voilà,
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Dali’, Salvador (1904-1989): The Persistence of Memory (Persistance de la memoire), 1931. New York, Museum of Modern Art (MoMA) Oil on canvas, 9 1/2 x 13 (24.1 x 33 cm). Given anonymously. 162.1934*** Permission for usage must be provided in writing from Scala. May have restrictions – please contact Scala for details. ***
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C’est de cette terrible découverte fortuite qu’est né le fameux tableau de Dali, lorsqu’il a eu connaissance de la chose.
Car pour finir, Gala, prise par l’élan de la bicyclette et se rapprochant d’eux pour les rejoindre, avec son aura de fragrances enivrantes, avait à nouveau provoqué l’arrêt de la machine infernale.
Il était exactement trois heures à la montre d’Adrien.
Juste trois heures.
Et les deux pages blanches maintenant étaient recouvertes d’inscriptions, juste à temps pour éviter l’irrémédiable.
Le parfum avait eu un tel impact sur la mémoire du temps que toute les déformations s’étaient estompées à l’arrêt du moteur. Et lorsque des années plus tard elle raconta l’aventure à son mari, Dali, qu’elle n’avait pas encore rencontré alors, il en fut inspiré au point de reproduire la vision d’un monde presque mort, défiguré, déformé, tordu, la vision d’un monde qui aurait pu être le nôtre aujourd’hui si le parfum de Gala n’avait fait reprendre sa consistance au temps.
Pour ne pas inquiéter par trop de réalisme, le tableau fut baptisé « la persistance de la mémoire ». Il ne mit pas en scène les personnes, seul un animal, (est-ce un canard, un cheval ?), figure l’existence d’une vie gisante ou d’une mort figée.
La machine fut démontée, les plans détruits, le projet oublié à jamais.
Louisette et Victor continuent des recherches faisant plutôt état d’observations et d’analyse que réellement de créativité en matière scientifique.
Mais on n’est pas à l’abri d’une trouvaille expérimentale inopinée, d’une idée folle faisant irruption, d’un éclair de génie louable ou dangereux.
Bref, on n’est pas à l’abri d’une récidive illuminée de Louisette Dezan et Victor Herman Castain.
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Sur une proposition de Martine pour l’agenda ironique de novembre, voici mon premier texte.
http://ecriturbulente.com/2015/11/05/agenda-ironique-du-mois-onzieme-cest-parti/
merci pour ce partage lumineux…
au pays de Châteaubriant, afflue les illuminés ! ❤
oups ! un N et un T ont déja traversé le Don !
Donc je résume, N+T=affluent, j’en déduis que le « don » est l’affluent de « l’illuminé », qui traverse Moisdon La Rivière. Ce qui m’amène à penser que connaissant aussi bien la région, tu es dans le coup ?
Mais de quel côté du muret ?
Merci Moonath, un oubli, et te voilà démasquée… 😉
Brilliant, I say ! Voilà des illuminés qui me plaisent et les recherches pour transformer la piquette en grand cru, ça me botte (le train, ou pas). Le sérum d’anti-vérité, v’là ce qu’il nous faut aujourd’hui accompagné de la technique complexe et rudement visuelle du jet d’œil halluciné. Bref, c’est un court métrage parfait. Ne changeons rien : je suis tout de même satisfaite d’avoir repris mes vertèbres mais je déplore un léger relâchement dans les cuisses et les fesses : je sais pourquoi à présent !
Le procédé de rematérialisation aurait-il été incomplet ? Je vais remonter les bretelles à ces deux individus illico ! Sinon, ces parties charnues finiriront par être la preuve flagrante de l’attraction terrestre.
J’avoue que l’optique utilisée pouvait rendre la vision globale assez approximée, d’où peut-être cette impression d’hallucination.
Merci de n’en pas vouloir à nos deux chercheurs illuminés et puisque parfait il y a, restons fous.
Voilà une approche qui pourrait jeter un oeil et une lumière nouvelle sur l’histoire de l’art contemporaine. Sans compter que j’apprends ainsi que Gala Eluard avait donc un cousin maire et que les tortues de terre se prénomment Herman.
je sens comme de petits échos de Vian qui tournicotent là derrière, non ? (il est pas de la même promo que Louisette Dezan et Victor-Herman Castain ?
Excellentissime !
Normalement elles prennent deux « n », les tortues d’Hermann, comme « excellentissime », qui touche beaucoup, du verbe « émotionner » ! Encore que Vian tournicote de l’œil à chaque mouvement d’optique, il y a de fortes chances qu’il soit derrière tout ça, tu as raison. Merci Carnet d’apprécier toute l’ampleur de la culture générale dans ce billet.
Sûrement de la même promo ces trois là, mais il faudrait retrouver une photo de classe pour le prouver.
Moi, je vais enlever le chiffre trois de ma montre et des horloges pour v-créer un vacuum temporel ou je ne ferai que respirer sans crainte le parfum capiteux de Gala…
Je dois dire que c’est quelque chose ce parfum ! La conduction du sens olfactif n’a rien de factice dans son aspect envoûtant.
Bonne respiration alors.
A reblogué ceci sur Écri'turbulente, c'est en écrivant qu'on devient écrevisse.et a ajouté:
Jobougon nous invite a découvrir, en compagne de Louisette et Victor, une machine à distordre le temps
Oser prétendre transformer toutes les piquettes du monde en délicieux nectar! Pfuitt. moi, Jacou, atteste par la présente, que même russes, chinois, en s’emparant de nos vignes et coteaux, ne sont pas prêts à trafiquer dans les barils au divin nectar. Foi de vraie bordelaise girondine chauvine! 😀
C’est que le commerce de la piquette est une véritable cruauté, alors la belle ambivalence que celle de trouver le remède à ça tout en le payant du prix de sa propre vérité, mais qu’est-ce qui leur a pris à ces deux là ? Bon, en même temps, l’excès de vin est bien une fuite des réalités. Je vais peut-être te faire un peu râler à nouveau, Jacou, en me jouant du chauvinisme comme de ma première dent, mais regrette tout de même la disparition des artisans de terroir qui font l’élégance des régions.
Toute ma sympathie au divin nectar de ta belle région et bisesss d’agendienne. 🙂
[…] Le temps est une fragrance qui s’éveille […]
Je n’ai pas tout compris, surtout dans la deuxième proposition.
Voilà le problème : au fur et à mesure que je lisais, mon cerveau devenait de plus en plus mou ce qui nuisait au bon fonctionnement de ses rouages. 😉
Je crois qu’il n’y a aucune logique à chercher dans l’histoire. J’ai ramé à l’écriture, et ce qui s’est imposé est paradoxal et insensé, mais me donnera tout son sens le moment venu. L’écriture est à mes yeux un processus mystérieux qui délivre parfois longtemps après les rouages de son ajustement.
Tu as raison de le souligner. Mais à ce jour, je suis bien incapable de le comprendre moi-même.
Et puisque le temps semble se ramollir, perdre sa consistance, c’est bien qu’il y a quelque chose des perceptions qui est déformé…
Bises Leo
De retour au domaine de l’irréalisable, je déguste !
« Mais eut pour conséquence désastreuse d’éloigner définitivement tous les consommateurs de vin de leurs propres vérités. » j’eusse cru (huhu) que ce fût le but !
mis à part cette petite plaisanterie (fine) de ma part ce texte est d’une originale originalité que Vian en effet, n’aurait pas reniée, et Dali non plus probablement, n’était-ce que la bestiole aplatie ressemble beaucoup à un dodo !
» distordre le temps permettra à chacun de se rapprocher de son passé et donc de se pencher davantage sur son futur, d’avoir une mémoire plus large, d’acquérir plus de conscience ».Cette phrase a une tangente visuelle certaine vers le surréalisme tout en restant étonnamment actuelle .
Bises distordues
Ah Mo, tu n’es pas la dernière en matière de fine lucidité. Et puis je tiens à te féliciter pour le prolongement de l’agenda de décembre. Oui, nous savions tous que tu avais des impératifs professionnels prioritaires, et si tu es davantage disponible pour animer le concours de décembre, ce sera avec une certaine impatience voire même une impatience certaine que j’attendrai le prochain sujet d’écriture. Huhu comme la hulotte ? J’ai cru l’entendre chanter. 😀
Bises revigorantes
[…] Le temps est une fragrance qui s’éveille […]
Machine a remonter les bretelles et réducteur de temps Libre … J’abonde dans le sens du dodo qui reconnaît là une patte de Bison ravi 🙂
Bisous 🙂
HHHHAAAANNNN !!! Boum ! Bison ravi me fait pétiller de rire, je ne connaissais pas cet anagramme, ou bien l’avais-je oublié ?
Juste trop bon. M’en voici toute réjouie.
Une tête de bison ravi pour aller travailler demain me siéra parfaitement.
https://lajumentverte.wordpress.com/2015/11/28/aujourdhui-details-au-plafond-28-novembre/
Bisous Jument verte.
OK une tête de bison ravi pour Jo demain 😉 et une !!
[…] d’un seul jour en plus tous les six ans. Et je vous le donne en mille, sur qui tombit-il* ? Louisette Dezan et Herman Castain. Nos deux chercheurs, qui cherchaient toujours avec autant de passion, s’emparèrent […]