Le Loup des steppes (Der Steppenwolf) est un roman écrit par Hermann Hesse et publié pour la première fois en 1927. Chef d’œuvre de la littérature du xxe siècle, interdit sous le régime nazi, ce roman a marqué son époque et reste aujourd’hui une œuvre essentielle.
Il raconte l’histoire de Harry Haller, un homme désabusé, tiraillé entre un besoin d’isolement, presque de sauvagerie, un aspect de lui-même qu’il nomme « le loup des steppes », et l’intégration dans la société, qu’il recherche malgré tout encore et toujours. La découverte d’un fascicule décrivant sa propre histoire, ainsi que sa rencontre avec Hermine, qui le prend sous son aile, vont l’obliger à sortir de son existence recluse et à se confronter aux multiples aspects de sa personnalité. Il entame ainsi un parcours initiatique (thème cher à Hermann Hesse) qui le fera passer par toutes les facettes possibles de son existence. Il apprendra à jouir de la vie et à utiliser l’humour pour se distancier de l’absurdité du monde et progresser.
Invité par Hermine à une petite représentation dans un théâtre où seuls les fous sont admis, et où l’entrée coûte la raison, Harry se retrouve dans un couloir en demi-cercle où s’ouvrent d’innombrables portes, chacune recouverte d’une enseigne.
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La liste des enseignes était interminable. L’une d’elle portait :
« Guide pour la reconstruction de la personnalité. Succès garanti. »
Cela me parut digne d’attention et j’entrai.
Je fus accueilli par une pièce silencieuse et crépusculaire. Sur le sol, accroupi à l’orientale, se tenait un homme, devant lequel était posé un grand échiquier. D’abord je le pris pour l’ami Pablo, car il portait comme lui un veston de soie bariolé et il avait les mêmes yeux noirs rayonnants.
« Etes-vous Pablo ? demandais-je.
– Je ne suis personne, expliqua-t-il cordialement. Ici, nous ne portons pas de nom, nous ne sommes pas des personnages. Je suis un joueur d’échecs. Désirez-vous suivre le cours sur la reconstruction de la personnalité ?
– Oui, s’il vous plaît.
– Dans ce cas, veuillez mettre à ma disposition quelques douzaines de vos figurines.
– De mes… ?
– Des figurines dont se composait votre soi-disant personnalité. Elle s’est morcelée, vous l’avez vu, en fragments. Sans figurines, je ne puis. »
Il me tendit un miroir, j’y revis l’unité de ma personne morcelée en innombrables moi ; leur quantité semblait encore accrue. Mais les figurines, maintenant, étaient toutes petites, aussi petites que des échecs ordinaires : le joueur, d’un geste sûr et silencieux, en prit quelques douzaines et les plaça sur le sol à côté de l’échiquier. En même temps, d’une voix monotone, comme quelqu’un qui récite une leçon ou un discours appris par cœur et souvent répété :
« Vous connaissez la conception erronée et susceptible d’engendrer bien des malheurs, qui veut que l’homme soit une unité durable. Vous savez également que l’homme consiste en une multitude d’âmes, de moi nombreux. On considère comme fou celui qui divise en morceaux l’unité apparente de la personne, et la science appelle cela du nom de schizophrénie. La science a raison en ce sens qu’une multitude sans organisation, sans ordre et sans groupement est impossible à dominer. Par contre, elle a tort de croire que les nombreux sous-moi ne peuvent être organisés qu’une fois pour toute, pour la vie entière. Cette erreur de la science a des conséquences très désagréables ; sa valeur se réduit notamment à simplifier la tâche des professeurs et des maîtres d’école subventionnés par l’état et de leur épargner la peine de penser et d’expérimenter. Par suite de cette erreur, on considère comme « normaux » et même comme très estimables au point de vue social bien des hommes irrémédiablement fous et, inversement, bien des génies sont considérés comme fous. Par conséquent, nous remplissons les lacunes de la science psychologique au moyen de la notion que nous appelons art de la reconstruction. Nous montrons à celui qui a passé par le morcellement de son moi qu’il est libre de réorganiser les figurines à n’importe quel moment dans n’importe quel ordre et qu’il peut ainsi atteindre à une variété infinie du jeu de la vie. De même que le poète crée un drame avec une poignée de figures, nous créons des groupes, des jeux, des intrigues, des situations nouvelles, avec les figures de notre moi morcelé. Voyez ! »
De ses doigts habiles et silencieux il ramassa une poignée de mes figurines, vieillards, femmes, enfants, adolescents, joyeux, tristes, délicats, forts, maladroits, agiles, et les rangea rapidement sur l’échiquier ; au cours de la partie d’échecs, ils s’associèrent en familles, en groupes, formèrent des amitiés et des rivalités, entrèrent en lutte et en jeux, formant à eux tous un petit univers. Sous mes yeux ravis, il les fit vivre pendant quelques minutes ce petit monde mouvementé et bien organisé, où l’on jouait, luttait, guerroyait, se mariait, s’accroissait ; c’était en effet un drame animé et passionnant à mille personnages.
Puis, d’un mouvement joyeux, il passa la main sur l’échiquier, renversa doucement toutes les pièces, les mis en tas ; avec des gestes réfléchis, en artiste chercheur, il reconstruisit, au moyen des mêmes figurines, un jeu tout nouveau, avec des relations, des groupements et des liaisons différentes. Le deuxième jeu s’apparentait au premier : c’était le même monde, construit avec les mêmes matériaux, mais l’atmosphère était différente, le rythme modifié, les motifs autrement disposés, les situations changées d’angles.
Ainsi, le constructeur adroit, avec les figurines dont chacune était une parcelle de mon moi, fabriquait un jeu, puis un autre, qui possédaient entre eux une ressemblance lointaine, appartenaient manifestement au même monde, avaient la même origine, tout en étant chacun entièrement nouveau.
« Ceci est l’art de la vie, enseignait-il d’un ton doctrinaire. Désormais, vous pouvez vous-même former et ranimer à votre aise le jeu de votre vie, l’enrichir et le compliquer ; les données sont entre vos mains. De même que la folie, dans un sens élevé, est le commencement de toute sagesse, la schizophrénie est, elle, le commencement de tout art, de toute imagination. Les savants même l’ont déjà presque admis, comme vous pouvez vous en rendre compte en lisant « La corne d’abondance du Prince », ce livre enchanteur où la besogne pénible d’un savant est ennoblie par la collaboration géniale d’un certain nombre d’artistes déments, enfermés dans des asiles d’aliénés. Tenez, reprenez vos figurines, ce jeu-là vous amusera souvent. La figurine qui a grandi aujourd’hui jusqu’à devenir un personnage insupportable qui vous gâche le jeu, vous en ferez demain un rôle secondaire et inoffensif. La pauvre petite figurine qui semblait condamnée à une malchance et à une déveine sans fin vous en ferez demain une princesse. Je vous souhaite bien du plaisir, monsieur. »
Je m’inclinai profondément, plein de reconnaissance. Mis mes figurines dans ma poche et me retirai par la porte étroite.
Au fond, j’avais cru qu’en sortant je m’assoirais sur le sol, dans le corridor, pour jouer des heures, des éternités, avec mes figurines, mais à peine me retrouvai-je dans le couloir illuminé du théâtre que des courants plus puissants m’entraînèrent. Une affiche flamboya soudain sous mes yeux :
« Le miracle du loup des steppes apprivoisé ».
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